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leurs mains, et il n’est point de haut grade auquel ils ne puissent prétendre. Cette ambition légitime vaut mieux que tous les rêves qui prétendent faire de notre globe un palais d’Aladin, et de chaque homme un millionnaire.

Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer de nouveau à quelles contradictions se laissent aller les écrivains qui parlent au hasard des classes laborieuses. D’un côté, on représente ces classes comme en butte à toutes les misères, en proie à toutes les dégradations. Aucune couleur n’est assez sombre pour ces tableaux ; les populations de truands n’habitaient pas, dit-on, des logemens plus infects, n’avaient pas des mœurs plus repoussantes. Quand la description est achevée, quand on a épuisé ce minutieux inventaire de la souffrance et de l’abjection, on élève un cri d’accusation contre la société au sein de laquelle de pareils symptômes se manifestent. Tel est le premier point de vue ; maintenant, voici le second. Ces classes que l’on vient de voir si abaissées se relèvent le front ceint d’une divine auréole. À elles toute la vertu, tout l’honneur qui se rencontrent encore ici-bas ! C’est chez elles qu’il faut chercher l’inspiration véritable, la science supérieure ; les ouvriers seuls sont de grands philosophes et des poètes immortels. Veut-on sur les destinées à venir une révélation sûre et pertinente, c’est à un ébéniste qu’il faut la demander ; désire-t-on entendre des vers où règne le sentiment exquis de l’art, où respirent les beautés de la nature, un tailleur de pierres a seul aujourd’hui la puissance d’enfanter ce chef-d’œuvre. Quels rapports n’a-t-on pas découverts entre la métaphysique sociale et la menuiserie ? Le rabot conduit directement à une intuition merveilleuse de la marche de l’humanité, à une critique raisonnée du libre arbitre et de la prédestination. Voyez-vous d’ici un forgeron arrêtant son soufflet pour discuter sur l’objectif de Kant et sur la hiérarchie des capacités de Saint-Simon ? C’est pourtant la prétention que l’on voudrait inspirer à la classe ouvrière ; on en fait une tribu de docteurs et de rimeurs. Singuliers amis du peuple que ces écrivains qui, d’une part, le dégradent jusqu’à la calomnie afin de le rendre plus digne de pitié, et de l’autre, quand il a besoin de pain, l’invitent à se repaître de fumée !

On dirait qu’on ne peut parler aujourd’hui des classes laborieuses sans tomber dans l’un ou l’autre excès. C’est toujours et à propos de tout la même absence de mesure. Une pareille tendance ne saurait avoir que des résultats fort tristes. Il est dangereux d’inspirer aux hommes le dégoût de leur condition et de leur faire des promesses