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LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME.

serve il aurait pu élever à plus de cent mille le nombre de ces êtres dangereux. Ensuite il pose des chiffres, et quoi de plus concluant qu’un chiffre ? Nous voici donc exposés à coudoyer 63,000 suspects dont 1,867 forçats réclusionnaires ou correctionnels, 3,500 escrocs, 7,000 protecteurs de prostituées, 1,500 vagabonds, 6,000 voleurs, 8,000 fraudeurs, 600 recéleurs et 33,000 ouvriers débauchés ; le tout au plus juste, et sans que la statistique puisse nous faire un rabais sur ces tables de la perversité. C’est à ne pas y croire : à quelques unités près, on sait, par exemple, qu’il y a dans Paris 8,000 fraudeurs. Qui fournit les élémens de ce nombre ? Les fraudeurs, avant d’exercer leur profession, viennent-ils prendre un numéro d’ordre et faire leur déclaration à la police ? Sérieusement il n’y a rien dans tout cela qui ne soit hasardé et arbitraire. Il suffit pourtant que ces évaluations soient imprimées, qu’elles émanent d’un fonctionnaire public, pour qu’à l’instant même on s’en empare. L’auteur n’y aura vu sans doute qu’une distraction à des travaux administratifs, et une occasion de se signaler par deux volumes pleins de calme et de bonhomie ; mais la déclamation s’armera de ces chiffres pour prouver que nous vivons dans un monde infâme, et la littérature se mettra sur-le-champ à l’unisson de cette clientelle de 63,000 scélérats.

Ce sont là de tristes déviations : l’écrivain qui aspire à un rôle scientifique devrait montrer plus de sang-froid et plus de discernement. Sa tâche ne consiste pas à ne voir qu’un côté des choses et à prendre des conclusions exclusives. Son devoir est d’oublier tout, même le succès, pour ne rechercher que la vérité. Il est l’homme de la raison, non de la passion. Voilà ce qui a manqué à divers statisticiens qui se sont occupés des misères sociales : ils n’ont pas su, ni peut-être voulu envisager complètement le problème et l’aborder avec modération. Les écarts du sentiment et les erreurs de la colère dominent leurs travaux et les laissent sans autorité. Ce sont tout au plus des peintures de fantaisie qui ne résistent pas à l’examen le plus superficiel. Aucun de ces écrivains, parmi les misères dont il faisait le dénombrement, ne s’est attaché à distinguer celles qui, provenant des vices et des folies des hommes, ont le caractère de châtimens mérités de celles, en bien plus petit nombre, qui dérivent d’une fatalité invincible et ressemblent à des défis accablans qu’un sort ennemi envoie aux malheureux. C’est pourtant là une distinction très essentielle à établir et une réserve importante à faire. La compassion qui s’attache à des souffrances volontairement encourues ressemble à un brevet d’impunité accordé à la paresse, à la