Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/922

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
916
REVUE DES DEUX MONDES.

— L’histoire de la stratégie chez les anciens a été, depuis trois siècles, l’objet de travaux savans et estimés. À l’heure qu’il est, ce serait même un sujet à peu près épuisé pour l’érudition, si l’érudition ne ressemblait à ce serpent symbolique des mythologies qui mordait sa propre queue : n’ayant plus guère de ressources au dehors, l’érudition, en effet, a pris le parti de se servir de substance à elle-même, et de recommencer toujours. Il n’y a pas de raison pour que cela finisse, et c’est une façon comme une autre, une façon assez innocente de dépenser le temps. Dans le vaste domaine de la science, quelques petits recoins se trouvent pourtant çà et là qui ont échappé aux investigations de la critique, ou que la critique n’a fait qu’entrevoir à la légère. C’est d’un de ces champs restreints et peu connus que s’est emparé M. le colonel Armandi dans son Histoire militaire des Éléphans[1], livre étendu et consciencieux où une connaissance approfondie des faits est mise au service d’un esprit lumineux et sain. On regrette seulement que M. Armandi ne se soit pas plus rigoureusement enfermé dans les strictes limites de son sujet. C’est là le danger de ces programmes étroits, de ces dissertations spéciales : tout y est objet à épisodes, on grapille dans le voisinage, on se trouve induit à dérober de côté et d’autre des textes piquans, des détails étrangers. En un mot, trouvant son royaume trop petit, on l’agrandit par la conquête. Par malheur, si c’est là en politique la vraie manière de fonder les grands empires, ce n’est peut-être pas en érudition le moyen le plus sûr de créer des monumens durables. Les éléphans furent un élément très secondaire de la stratégie des anciens. Importés d’Orient en Occident, ils jouèrent, il est vrai, un certain rôle dans l’histoire militaire depuis Alexandre jusqu’à César ; mais cependant il y eut peu de rencontres importantes, il y eut peu de grandes expéditions où ils décidèrent du résultat. On est donc surpris de voir M. Armandi prendre à chaque instant occasion de décrire au long les batailles, et d’expliquer les conquêtes. Ce penchant, très louable chez un militaire, l’est moins chez un érudit ; le savant colonel a un peu oublié ses nouveaux devoirs d’écrivain pour ses anciens devoirs d’officier. C’est là l’unique reproche qu’on puisse, en bonne conscience, adresser à son curieux et intéressant volume. Le principal y disparaît trop souvent dans l’accessoire. À part cette critique sur la méthode même, sur la composition du livre, les amis de l’érudition sérieuse applaudiront aux très estimables recherches de M. Armandi. Ce travail intéresse non-seulement l’histoire de la stratégie ancienne, mais encore l’histoire naturelle ; bien des anecdotes, bien des faits singuliers s’y mêlent, qui soutiennent l’attention du lecteur et piquent sa curiosité. C’est là une façon vraiment digne d’achever une carrière honorable, et on ne saurait trop féliciter M. Armandi de se si bien souvenir dans les lettres de ce qu’il a pratiqué autrefois dans les camps. Ce genre d’érudition appartient de droit aux soldats, et leur est une noble retraite.


V. de Mars.
  1. Un vol.  in-8o, chez M. Amyot, rue de la Paix, 6.