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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/981

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DE LA POÉSIE DE M. DE LAMENNAIS.

caractérisant un ministre fameux ; il s’agit de Séjan : lui refusera-t-il toute qualité ? Il s’en gardera bien, dans l’intérêt de la vérité et de l’art. Il nous le montrera infatigable et audacieux, habile à se déguiser, noircissant les autres, flatteur et superbe : il nous parlera de sa modération extérieure cachant un désir effréné du pouvoir ; nous verrons Séjan affectant parfois le faste et les largesses, mais plus souvent la vigilance et l’activité ; qualités, ajoute admirablement Tacite, aussi fatales que des vices quand elles servent d’instrument et de masque à l’ambition de régner. Corpus illi laborum tolerans, animus audax ; sui obtegens, in alios criminator : juxtà adulatio et superbia ; palam compositus pudor, intus summa apiscendi libido, ejusque causâ modo largitio et luxus, sæpius industria ac vigilantia, haud minus noxiæ quoties parando regno finguntur. Voilà un homme vivant, réel, possible. En contemplant ce portrait, on sent que la main de celui qui l’a tracé ne tremblait pas de l’agitation maladive d’une haine aveugle : c’est l’œuvre d’un juge impartial et d’un artiste complet.

Par le caprice le plus imprévu, l’auteur des Amschaspands et Darvands redevient prophète chrétien dans la dernière partie de son poème, et reprend le ton des Paroles d’un Croyant. Nous n’aurons pas la simplicité de reprocher à M. de Lamennais de manquer aux convenances morales en accouplant les croyances chrétiennes à la mythologie persane, mais, sous le rapport de l’art, cette confusion est du plus mauvais effet. On est au milieu des amschaspands et des darvands, quand tout à coup on voit M. de Lamennais reparaître en prophète, en saint homme, auquel Jehovah donne une mission : « Seigneur, vous le savez, je suis vieux et je n’ai plus de voix. Laissez votre serviteur reposer un peu avant qu’il s’en aille. Encore quelques instans, et il ne sera plus. » Mais le Seigneur insiste, et il veut absolument que son serviteur profite des derniers momens qu’il doit passer sur cette terre recouverte d’une vapeur de crimes pour annoncer une parole de colère et de vengeance aux hommes d’iniquité, aux tyrans, aux oppresseurs, aux hommes d’égoïsme et de haine : quant aux fils de l’avenir, cette formidable parole doit être pour eux un sujet de consolation et d’espérance. Comment M. de Lamennais a-t-il pu tomber ainsi dans une répétition affaiblie des Paroles d’un Croyant, après avoir rompu si ouvertement non-seulement avec la hiérarchie catholique, mais avec tout christianisme ? Triste contrefaçon de la magnifique poésie d’hommes