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par ici ? Jouez-moi le God save the Queen ! » Et aussitôt une douzaine d’orchestres font à la fois la plus fantastique explosion. À Mâcon, on félicite quelques centaines d’auditeurs, d’avoir bravé les intempéries de la saison. « Quelle glorieuse chose, s’écrie O’Connell, quelle glorieuse chose c’était que la tempête cette nuit ! Le temps était sombre ce matin, mais je vois que rien ne peut refroidir votre ardeur. »

Que Dieu me préserve, monsieur, de déprécier injustement les progrès que peuvent faire nos mœurs politiques. Je crois certainement qu’elles ne sauraient que gagner à ces manifestations publiques, à ces communications entre les masses et ceux qui font les lois pour elles. Mais le malheur est qu’on a voulu transformer un incident assez ordinaire en un grand évènement. Parce que M. de Lamartine a fait un discours où tout le monde pouvait prendre sa part, depuis le républicain jusqu’au conservateur, ce n’est pas une raison pour dire que la représentation nationale a changé de résidence, et que Rome n’est plus dans Rome. M. de Lamartine a l’esprit trop élevé pour se laisser prendre à de pareilles amplifications, de même qu’il doit avoir trop de bon sens pour croire que sa position politique ressemble à celle d’O’Connell. Aussi, avez-vous vu comme il s’en défendait lui-même, et de la meilleure foi du monde, je n’en doute pas. O’Connell sait ce qu’il veut ; il a au suprême degré l’esprit pratique, et il est populaire parce qu’il est clair. M. de Lamartine ne peut être populaire que parmi les classes lettrées ; les habitudes de son esprit le portent trop vers les abstractions pour qu’il puisse mordre sur les masses. Vive le roi ! ou vive la république ! cela est clair, cela est net. Hurrah pour le rappel ! cela a un sens, cela peut se crier. Mais essayez donc de loger dans la tête du peuple une phrase comme celle-ci « À l’accomplissement régulier et pacifique des destinées de la démocratie ! » C’est un peu long ; c’est trop difficile à retenir, outre que ce n’est pas toujours facile à comprendre.

Et d’ailleurs, monsieur, y a-t-il place en France pour un O’Connell ? Où donc est notre Irlande ? O’Connell est le représentant, le soldat et le vengeur d’une race opprimée, d’une religion proscrite, d’une terre conquise. Qu’avons-nous, que pouvons-nous avoir de semblable en France ? M. de Lamartine ne dit-il pas lui-même : « Rien ne nous empêche plus de composer une seule et même famille… La révolution de 89 a enlevé toutes les barrières qui nous séparaient en trois ou quatre peuples différens, l’égalité des droits entre tous a produit enfin ce qu’elle devait produire : l’uniformité de patriotisme et la fusion de tous les intérêts en un intérêt commun. »

Résignons-nous, monsieur ; il n’y a pas chez nous matière à tribun. Nous ne pouvons pas avoir un O’Connell, parce que, Dieu merci ! nous n’avons pas une Irlande. Contentons-nous de la médiocrité de nos malheurs, et ne regrettons pas que les imperfections de notre état social ne soient pas de nature à prêter au dithyrambe. Acheter un O’Connell au prix d’une Irlande, ce serait le payer un peu cher, dût-il être M. de Lamartine.


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V. de Mars.