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est encore bien inférieure à celle de ce prince des poètes. « Plus de cent de mes pièces, a-t-il dit lui-même, ont été écrites en vingt quatre heures, et n’ont pas mis plus de temps à passer des muses au théâtre. »

Pues mas de ciento eu horas veynte y quatro,
Pasaron de las musas al teatro.

Une activité de création si prodigieuse suppose une imagination perpétuellement allumée. Outre la condition préalable du génie qui est bien aussi à considérer, un tel entraînement peut donner autant et plus de force à l’esprit que la méditation. Le travail le plus persévérant ne sert le plus souvent qu’à provoquer et en quelque sorte à forcer l’inspiration ; chez Lope de Vega, l’inspiration ne cessait jamais, et il ne faut pas entendre par inspiration la facilité d’improviser des vers sans couleur, mais cet état particulier où, toutes les facultés étant surexcitées, le poète trouve spontanément des effets qu’il chercherait en vain dans les froides heures de la vie.

Il est à remarquer que les travaux d’esprit qui exigent de l’application sont généralement négligés par les Espagnols qui aspirent aujourd’hui à régénérer leur pays. L’improvisation a tenu lieu de tout. Aux cortès comme au théâtre, dans les journaux comme dans la poésie, des improvisateurs éminens se sont produits. Il n’y a à aucune tribune de l’Europe des orateurs qui parlent avec plus d’abondance et de richesse que certains orateurs espagnols. Il n’y a, dans la presse de France et d’Angleterre, aucun journaliste qui écrive plus rapidement des articles ou des brochures que les publicistes de ce pays, si nouveau parmi les pays constitutionnels. Mais nous n’avons encore vu paraître ni un historien, ni un économiste, ni un philosophe ni même un critique de quelque renom. Tout ce qui s’écrit appartient à la littérature proprement dite ou à la polémique politique. C’est là une lacune qu’il faudra combler, pour que le mouvement intellectuel espagnol tienne tout ce qu’il promet et fournisse enfin des élémens complètement nouveaux à la littérature universelle. Si les poètes et les orateurs sont les voix d’une époque, ce sont les œuvres sérieuses qui élaborent les idées et qui préparent des sujets à la poésie et à l’éloquence. L’esprit sert à tout et ne suffit à rien, a-t-on déjà dit ; les Espagnols ont infiniment d’esprit, et ils usent de leur esprit comme des prodigues, sans compter ; mais, quelque brillantes que soient les facultés naturelles, elles ne sont pas tout ; il faut encore, pour leur faire produire de bons fruits, les féconder par l’étude et par la réflexion.


Léonce de Lavergne.