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tableau. Nous craignons qu’elle ne soit restée tout entière dans la tête de l’auteur, et qu’il n’ait mis sur sa toile que ce que chacun y voit, une réunion d’hommes et de femmes passant agréablement le temps à boire, manger, dormir, faire l’amour, lire, causer, danser, et écouter de la musique, assis ou couchés sur l’herbe, sous de beaux arbres, par une belle journée d’été. Si c’est là le paradis phalanstérien, il n’a rien de très neuf ; ce n’est pas la peine de le rêver, car il se réalise chaque jour dans les bois de Romainville et de Saint-Cloud. On me montre bien dans le fond de la scène un télégraphe agitant ses grands bras, et la fumée d’un bateau à vapeur qui fend les ondes, et l’on m’assure que c’est là qu’il faut chercher le sens philosophique du sujet. Cela signifie, dit-on, que le bonheur nous viendra par une meilleure organisation du travail et du commerce ; et par les conquêtes progressives de l’homme sur la nature. Je le veux bien ; mais, si la vue de ces pastourelles et pastourels se livrant à des attractions passionnelles de toutes sortes me donne un avant-goût assez agréable de la société future, je ne suis pas aussi rassuré sur le compte du pauvre diable qui, pendant que ces gens-là prennent du bon temps, est occupé, dans le donjon du télégraphe, à faire le plus sot et le plus insipide métier du monde, ni sur celui des chauffeurs de ce steamer qui rôtissent en ce moment même leur peau devant la fournaise de la chaudière. Il me semble que le bonheur de ces derniers ne ressemble guère à celui des autres, et qu’en définitive tout se passe là comme chez nous : ici le plaisir, le repos ; là la douleur, le travail. Indépendamment du télégraphe et du bateau à vapeur, il y a comme élémens symboliques de cette composition un lézard vert, un nid d’oiseau rempli d’œufs, et que sais-je encore ! Nous ne chercherons pas à pénétrer ces subtilités.

On pourrait être surpris, quand on connaît un peu les écrits de la secte, que M. Papety ait représenté le bonheur phalanstérien sous la formule d’un far niente napolitain combiné avec l’otium cum dignitate des anciens, si l’on ne savait qu’il a commencé son tableau à Rome, pays où l’idée de la félicité est inséparable de celle de la position horizontale, d’un air frais et de l’ombre, et se réduit à celle d’une sieste perpétuelle. Dans les paradis fouriéristes construits à Paris, les choses se passent différemment ; il y faut plus d’appareil et un immense matériel : des palais bien clos, bien chauffés, des salons magnifiques, des tapis, des bronzes, des dorures, un luxe féerique, des salles à manger ouvertes à tout venant, des tables ployant sous le poids des produits de la terre entière, des cuisines-monstres