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fermentent dans un tombeau. Nulle part, cette fermentation ignorée n’est plus ardente que chez les Bosniaques ; seulement, exploitée par un fanatisme rétrograde, elle dévore le peuple au lieu de le ranimer. L’âpre nature de ces montagnes a fait de la Bosnie la Vendée de l’empire turc. C’est là que les réformateurs, ennemis de l’ancien régime musulman, trouvent, depuis cinquante ans, leurs plus furieux adversaires.

Au XVIe siècle, l’aristocratie bosniaque s’était, comme la noblesse d’Albanie, convertie à l’islamisme, dans le seul but de conserver ses richesses et ses droits ; elle avait donc stipulé qu’elle resterait maîtresse chez elle. À l’aide de ces privilèges et soutenue au besoin par les sultans, elle avait peu à peu soumis à sa direction toutes les provinces serbes de l’empire. Cette population de renégats, d’abord peu nombreux et devenus des conquérans dans leur terre natale, s’augmentait d’année en année par l’enlèvement des enfans chrétiens et par l’attrait puissant que la vue de sa prospérité exerçait sur les Slaves raïas. Ses colonies s’étendaient de plus en plus autour de ses montagnes ; en Serbie, en Albanie, en Macédoine, elle envahissait, soit par voie d’alliances et de mariages, soit par confiscation violente, les plus riches terrains, qu’elle enlevait aux communes chrétiennes pour en faire des spahiliks. Ces fiefs s’élevaient au nombre de douze mille dans la seule Bosnie, et leurs spahis ou koulouks, en temps de guerre, menaient à l’armée quarante mille vassaux. Aucune autre province de l’empire ne pouvait réunir un pareil contingent ; celle de Kourdistan, qui fournissait le plus de soldats après la Bosnie, n’en envoyait que trente mille. Aussi, les Bosniaques jouissaient-ils de la plus grande faveur auprès de la Porte, qui leur a dû des ministres célèbres. Tels sont les grands-visirs Kiouprili-le-Victorieux, Khousrev et Redchep sous Murat IV, Achmet-le-Hertsegovinien sous Soliman Ier, le Croate Roustem, Murat, le restaurateur de l’empire sous Achmet III, enfin Moustapha-le-Monténégrin et son rival dans le grand-visirat, Méhémet Sokoli de Trebinié, élevé comme djak (étudiant ecclésiastique) au couvent de Saint-Sava, puis emmené comme esclave à Stambol, où le Bosniaque Sinane ne tarda pas à l’associer au gouvernement de l’empire, dont il était le soutien. Tous ces grands hommes ont élevé haut le nom serbe en Orient, et ont obtenu à leurs compatriotes des privilèges considérables.

Les sultans avaient dû confier aux Bosniaques eux-mêmes la police de la Bosnie et le prélèvement des impôts sur tous les pays serbes. Ces tributs des chrétiens étaient emportés chaque année par les ga-