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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/45

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LES DEUX RIVES DE LA PLATA.

qui ne désirent qu’une seule chose, c’est que l’on ne pense pas à eux, et qui n’en sont jamais assez sûrs pour dormir tranquilles. Une société, dite société populaire restauratrice, est le plus terrible agent de ce système. On lui attribue la plupart des assassinats et des violences plus ou moins graves, sur lesquels le gouvernement ferme les yeux, pour ne rien dire de plus. Quand aux exécutions sans jugement qui ont lieu dans l’ombre des prisons, elles se font sur l’ordre du gouverneur, et, comme jamais les journaux ne publient le nom des victimes ni aucune allusion à de pareils faits, les familles ignorent quelquefois pendant assez long-temps qu’elles ont perdu tel ou tel de leurs membres.

Nous ne dirons pas que le général Rosas rachète par de grandes qualités ce mépris de la vie et de la liberté des hommes : ce sont choses que rien ne rachète ; mais nous reconnaîtrons néanmoins qu’il a effectivement de grandes qualités, et qu’il aurait pu rendre à son pays les plus glorieux services, si le ciel lui avait départi plus de lumières et un cœur plus humain. Ces grandes qualités se rapportent toutes au génie de la domination. Rosas sait commander ; il a le secret de se faire obéir, et c’est par là qu’il aurait pu devenir le bienfaiteur et le sauveur de sa patrie. Il avait bien vu que le mal était dans l’anarchie qui l’avait dévorée, dans la confusion de tous les pouvoirs, dans le relâchement de tous les ressorts de l’autorité, dans les habitudes d’insubordination de la force armée et des généraux. Malheureusement il a exagéré le principe contraire, et a donné au pouvoir, devenu irrésistible entre ses mains, une action odieuse, destructive et dégradante. Il a substitué sa personnalité à toutes les institutions, comme à tous les sentimens, il a plié toute une population au culte de son propre portrait ; il a fait encenser ce portrait dans les églises, il l’a fait traîner dans une voiture par des femmes, et par les plus distinguées de la ville ; il a voulu qu’on lui adressât la parole dans des cérémonies publiques, ou du moins, s’il ne l’a pas ordonné, il a encouragé et récompensé ces démonstrations serviles, dont les formes multipliées ont réduit Buenos-Ayres à l’état moral des peuples de l’Asie. Au lieu de recomposer la société par la fusion des partis, il a donné pour but à sa politique l’extermination de ceux qu’il appelle les unitaires, et il en a fait assez pour prouver que ce n’était pas de sa part une vaine menace. Nous ignorons ce que le général Rosas, ce que le petit nombre d’hommes distingués et éclairés qu’il emploie, surtout au dehors, peuvent alléguer pour la justification d’un pareil système. Nous