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LES DEUX RIVES DE LA PLATA.

avec empressement, on se lie facilement avec eux et d’affaires et d’amitié ; on y aime le plaisir ; et on les appelle à partager ceux que le pays peut offrir. La société fédérale, sauf de deux ou trois familles inaccessibles, n’est pas, sous ce rapport, en arrière de celle qu’on dit unitaire, c’est-à-dire des ennemis du général Rosas qui passaient pour mieux disposés envers les étrangers. La fille du gouverneur, jeune personne d’un caractère singulièrement remarquable, de beaucoup d’esprit et de tact, d’un extérieur agréable, d’une verve et d’une gaieté sympathiques, a fait, à tous les étrangers de quelque distinction qui sont venus à Buenos-Ayres depuis la mort de sa mère, les honneurs de son pays avec autant de charme que de succès. Elle compte en Europe, de Turin à Copenhague, un grand nombre d’admirateurs et d’amis qui nous sauront gré d’avoir ici exprimé les sentimens de reconnaissance et de respectueuse affection qu’ils lui gardent. L’excellente et respectable famille de M. Arana, les sœurs du général Rosas, dont une est peut-être la plus belle personne de Buenos-Ayres, la famille du général Alvear, et quelques autres dont les noms sont moins connus, nous ont laissé aussi des souvenirs que nous éprouvons une vive satisfaction à consigner dans ce simple écrit sur lequel leurs yeux ne tomberont peut-être jamais.

Les réactions de la politique n’ont donc pas encore trop sensiblement altéré le charme que le caractère des habitans de Buenos-Ayres a toujours eu pour les étrangers, mais elles ont empoisonné les relations sociales entre les fils même du pays, et c’est dans l’état moral de la société créole qu’il faut étudier les tristes conséquences des nombreuses révolutions qui ont bouleversé la République Argentine, et surtout de celle que le général Rosas exploite en l’exagérant. Plus de confiance, plus de liberté, plus de franchise dans la conversation, plus d’union dans les familles, plus de courage dans les ames, partout la haine et le désir de la vengeance, partout d’affreux soupçons, le juste orgueil de l’indépendance et de la liberté remplacé par le pénible sentiment de l’humiliation nationale, toutes les illusions généreuses détruites par le découragement, le scepticisme et la crainte. On n’ose ni se plaindre ni plaindre les autres, et la terreur sous laquelle on gémit engendre l’hypocrisie, la bassesse et la lâcheté. Aussi la société est-elle pauvre et vide. Le petit nombre d’hommes distingués qui sont encore à Buenos-Ayres, en dehors du cercle étroit de l’administration, évitent de se réunir et même de se montrer, et il n’y en a pas un seul qui ne s’estimât heureux de quitter sa patrie,