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vu l’auguste personnage qu’ils ont sous les yeux. Un grand nombre de voix s’élèvent pour dire : Quelle grace ! quelle majesté ! Pourrait-on méconnaître le caractère empreint sur ce visage ? C’est Henri IV, c’est Louis XIV qui est devant nous. Le carrosse renferme un des valets de chambre de sa majesté Louis XVIII. Les serviteurs passionnés de la tragédie classique ont fait un accueil de cette espèce au fragment publié avant l’œuvre qu’ils attendaient. On a raconté ce tour quelque part avec une indignation puritaine d’un effet assez bizarre et surtout très inattendu. Certes, quand l’humeur franche, généreuse et même bienveillante de celui qui a imaginé cette plaisanterie, ne serait pas fort connue, ce n’est point ce trait qui autoriserait personne à mettre en doute sa loyauté. C’est une mystification ingénieuse qu’un grand nombre de dupes a le droit de trouver mauvaise, mais que nul ne peut sérieusement blâmer. Le seul effet qu’elle pouvait produire, c’est celui qu’elle a produit sur nous, l’effet de provoquer l’attention à faire tous ses efforts pour distinguer ce qu’il y a de faux et ce qu’il y a de sincère dans les manifestations qui entourent les débuts du poète nouveau.

Cette anecdote toute récente fait voir à quels excès de duperie les préventions peuvent conduire, elle n’a rien à démêler avec la partie sérieuse du succès et surtout avec le talent réel de M. Ponsard ; en voici une plus ancienne qui, moins applicable encore à l’auteur lui-même de Lucrèce, continue à montrer ce qu’il y a d’éternellement chimérique et frivole dans les engouemens, quelle défiance légitime ils peuvent inspirer. « Vous rappelez-vous, dit Fréron dans son Année littéraire, une certaine tragédie d’Antipater qui fit tant de bruit en 1772 ? L’auteur, M. Portelance, se voyait mis du premier coup au-dessus des Corneille, des Racine, des Crébillon et des Voltaire. Il y avait tous les jours vingt carrosses à sa porte ; c’était à qui pourrait l’avoir à souper, on se le disputait, on se l’enlevait, on se l’arrachait. Si, dans ce délire épidémique, il eût fait imprimer son fameux coup d’essai, il en aurait peut-être vendu dix mille exemplaires ; mais on lui donna le conseil perfide de le faire jouer. Un terrible coup de sifflet désenchanta l’auteur, les enthousiastes et les comédiens. »

Le dénouement de l’histoire nous dispense de répéter combien nous sommes loin de vouloir établir un rapprochement entre M. Ponsard et M. Portelance. Mais quoique, plus excusables depuis que la pièce est jouée, ceux qui font maintenant à l’auteur de Lucrèce une hécatombe de toutes les gloires de notre scène risquent encore de ressembler par certains points aux séides de l’auteur d’Antipater. Du reste, en triomphant après de pareilles explosions d’enthousiasme, la tragédie nouvelle a fait preuve d’une constitution robuste. Elle avait à supporter des embrassemens qui auraient pu l’étouffer. Ainsi, de toute façon, nos premiers sentimens nous portent pleins d’espérances au-devant du poète qui est annoncé. Nous craignons seulement de manquer nous-même d’un calme dont l’absence nous frappe chez tous les esprits. Et puis d’autres considérations nous arrêtent encore dans l’expression d’une opinion