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Le Genséric de Mme Deshoulières avait l’inconvénient de rappeler un peu le Childebrand de l’Art poétique. C’est un héros tiré de ce malheureux pays des Goths, auquel nul poète dramatique ne put jamais acclimater le public des théâtres. La Judith de Mme de Girardin, pour des raisons d’une autre nature, n’était pas une héroïne moins difficile à faire accepter. Le livre de Judith est assurément le plus étrange de la Bible. Les protestans, qui sont très chatouilleux en matière de morale, l’ont relégué parmi les livres apocryphes. Bayle et Voltaire se sont divertis aux dépens de la veuve de Manassé ; ils l’accusent d’avoir eu pour Holopherne des complaisances dont l’ombre de son époux dut être fort irritée, malgré ce qu’il y avait de sacré dans leur but. Don Calmet défend avec beaucoup de vivacité la vertu de la pieuse Israélite. Il est difficile de savoir d’une façon positive ce qui s’est passé sous la tente du général assyrien ; or, par cette incertitude même, l’imagination est autorisée à supposer entre Holopherne et Judith une action qui rend presque impraticable l’introduction de ces deux personnages sur la scène. S’il faut en croire Mme de Girardin, qui s’est fondée du reste sur un verset de la Bible, on était très léger à Ninive ; les situations équivoques y faisaient naître la raillerie ; on ne doit pas s’attendre à trouver moins de légèreté à Paris que dans la capitale de Nabuchodonosor. Il y a quelque chose de malencontreux dans le choix d’un sujet de tragédie qui d’avance appelle le sourire sur les lèvres. Le sourire ne doit pas être traité avec dédain ; je ne sais rien qu’un poète de bon sens doive plus hésiter à braver. Aussi, tous les auteurs dramatiques qui se sont jusqu’à présent essayés sur Judith étaient d’assez médiocres esprits. Sous ce rapport, Mme de Girardin se détache entièrement de leurs rangs ; mais, dès qu’on l’oublie elle-même pour n’examiner que son œuvre, elle semble bien près d’y rentrer.

Un instant, il nous est venu une pensée à laquelle nous avons failli nous arrêter. Mme de Girardin, dont tout le monde connaît la verve facile et l’humeur enjouée, n’aurait-elle point fait par hasard quelque gageure qui expliquerait sa tragédie ? N’aurait-elle point parié, par exemple, à propos de l’épigramme de Racine sur la Judith de Boyer, qu’elle écrirait un drame où figurerait un Holopherne vraiment digne d’être pleuré ? Holopherne est le héros de sa pièce :

Il est noble, il est jeune, et son courage brille.

Il a l’horreur du sang qu’il est obligé de verser ; dès qu’il est seul, il se livre à des aspirations mélancoliques vers la vie champêtre. Il aime Judith avec une tendresse plus chevaleresque encore que celle d’Orosmane pour Zaïre, je crois même qu’il en est aimé. Voici, du reste, en peu de mots, la façon dont a été comprise l’action biblique.

Judith, au premier acte, répand les consolations et les bienfaits dans Béthulie assiégée. Les chefs de la tribu ont tant de confiance en elle, qu’ils tiennent leurs conseils en sa présence. C’est à un de ces conseils qu’est amené Achior, ce chef des Ammonites dont Holopherne punit si rudement la fran-