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voiture. Au milieu de ces sables, parsemés de quelques bruyères, de quelques arbres rabougris, s’élèvent deux rangées de maisons en bois, de hangars, de magasins, que l’on prendrait pour des caravansérails bâtis dans le désert. C’est la ville d’Ostrow, pauvre ville nue et morne, établie dans ce district comme un réservoir pour recueillir les denrées de cette terre si peu féconde, les produits de l’industrie étrangère, et les répandre de côté et d’autre.

Nous arrivons dans les provinces qui ont appartenu jadis à la Pologne, et il semble qu’on entre tout à coup dans une autre zone. À la place des maigres bruyères, des plaines arides et fangeuses, voici un sol ferme et riche : des enclos remplis d’arbres fruitiers, des champs où le blé doré ondoie aux rayons du soleil. Ah ! l’avide Catherine n’a que trop bien connu, sans les avoir jamais visitées, le prix de ces provinces. Elle les a vues de loin, riantes et fécondes, auprès des stériles domaines où s’arrêtait son pouvoir héréditaire ; elle les a vues dans ses rêves de splendeur et ses désirs ambitieux, elle les a fatiguées et assujetties par la ruse et la violence, par les machinations de l’intrigue et de la galanterie. Dans le même boudoir où elle se retirait avec ses favoris, elle tissait le réseau d’astuces diplomatiques qui devait envelopper une contrée long-temps plus puissante que la sienne, et de la même main qui s’appuyait timidement sur le bras d’Orlof, elle signait l’arrêt de mort de tout un peuple. Trois fois elle a lacéré ce pays, et, chaque fois qu’elle en détachait une part, elle se relevait avec plus d’orgueil sur son trône de souveraine et livrait comme un hochet à la fantaisie de ses amans les dépouilles d’une race illustre. Il me souvient d’un chant funèbre, conservé dans les traditions de l’Islande, du chant de Regnar Lodbrok, enfermé, sur le sol anglais, dans une tour pleine de vipères. Comme le héros scandinave, la pauvre Pologne a été trompée par son courage, enfermée, dans un cercle inextricable, où elle ne trouvait plus d’issue, épuisée par les vipères du mensonge et de la trahison, et livrée comme une proie sans force aux vautours qui la convoitaient. Son dernier cri était encore un cri de noble orgueil, et les soldats de Kosciusko ont chanté, les armes à la main, son chant funèbre. L’Angleterre égoïste ne s’est point émue de cette spoliation d’un royaume, de ce rapt d’une contrée, qui ne compromettaient ni les intérêts de sa navigation ni les misérables calculs de son agiotage politique. La France, livrée aux orages de sa première révolution, mise au ban des états absolutistes, et forcée de faire face à la coalition qui la menaçait de toutes parts, ne pouvait intervenir dans la cause d’un peuple honteusement opprimé. Et la Russie, qui avait été jadis maîtrisée jusque dans les remparts de Moscou par le glaive polonais, la Prusse, qui n’était encore, un siècle auparavant, qu’un fief de Pologne, l’Autriche, qu’un héros de Pologne avait sauvée de l’invasion des Turcs, se sont paisiblement partagé les plus belles provinces de ce royaume, qu’un sentiment de justice, de loyauté ou de reconnaissance devait à jamais leur faire respecter.

Quelque temps avant de mourir, Catherine disait à un de ses confidens