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lues par ceux qui sont heureux, complètement heureux. Il n’y a là rien pour eux, ni invention, ni évènemens. — Mais il y a des cœurs qui ont un peu souffert, beaucoup rêvé, et qui sont aptes à une facile tristesse. Qu’en passant ils entrevoient une souffrance quelconque, ou qu’un son qui ressemble à un soupir frappe leur oreille, ils s’arrêtent, écoutent et plaignent. À eux je puis parler, presque au hasard, et raconter une histoire, simple comme tout ce qui est vrai, touchante comme tout ce qui est simple.

Il y a dans le Nord, près de la frontière belge, une toute petite ville obscure, ignorée. — Les éventualités de la guerre l’ont fait entourer de hautes fortifications, qui semblent écraser les chétives maisons qui se trouvent au centre. — La pauvre ville, étreinte par un réseau de murs, n’a pu, depuis lors, laisser égarer une seule maisonnette sur la pelouse qui l’entoure. Sa population augmentant, elle a diminué ses places, entravé ses rues ; elle a sacrifié l’espace, la régularité, le bien-être. — Les maisons, ainsi entassées les unes auprès des autres, et étouffées par les murs d’enceinte, n’offrent aux regards, d’un peu loin, que l’aspect d’une grande prison.

Le climat du nord de la France, sans avoir des froids extrêmes, est d’une morne tristesse : l’humidité, le brouillard, les nuages et la neige obscurcissent le ciel et glacent la terre pendant six mois de l’année. — Une épaisse et noire fumée de charbon de terre, s’élevant au-dessus de chaque habitation, ajoute encore à la sombre apparence de cette petite ville du Nord.

Je n’oublierai jamais la froide impression de tristesse que j’éprouvai en franchissant les ponts-levis qui lui servent d’entrée. — Je me demandai avec effroi s’il y avait des êtres qui fussent nés là et qui dussent y mourir, sans rien connaître du reste de la terre. — Il y en avait, en effet, dont telle était la destinée. — Mais la Providence, qui a des bontés cachées jusque dans les privations qu’elle impose, a donné aux habitans de cette ville la nécessité du travail, le besoin d’acquérir le bien-être qui leur manque, et, par ces moyens, ôta à ses pauvres enfans déshérités le temps de regarder si le ciel était gris et privé de soleil. — Ils oublient ce qu’ils n’ont pas. — Mais moi, en entrant dans cette ville sombre et enfumée, j’évoquai le souvenir de tous les jours de soleil qui avaient rempli ma vie, de toutes les heures passées en liberté avec un ciel pur au-dessus de ma tête et de l’espace devant moi. — En cet instant, je pensai à remercier de ce que j’avais jusqu’alors regardé comme des dons faits à tous les hommes : — la lumière, l’air, l’horizon.