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LE ROMAN DANS LE MONDE.

levé le fauteuil ou elle était restée assise tant d’années près de son vieux mari, le vieillard se tourna vers la place vide et cria : — « Ma femme ! » — Ursule lui parla, essaya de le distraire, il répéta : — « Ma femme ! » — Et deux larmes roulèrent sur ses joues. — Le soir, on lui porta sa nourriture ; mais il tourna la tête, et d’une voix triste, les yeux fixés sur la place vide, il dit encore : — « Ma femme ! »

Ursule, au désespoir, essaya tout ce que sa douleur et son amour purent lui suggérer… le vieillard idiot resta penché vers l’endroit où était le fauteuil de l’aveugle, et, refusant toute nourriture, les mains jointes, il regardait Ursule en répétant, comme un enfant qui supplie pour obtenir ce qu’il désire : — « Ma femme ! »

Un mois après, il se mourait.

À ses derniers instans, quand le prêtre appelé près de lui essaya de le faire penser à Dieu, son créateur, un moment vint où il crut avoir ranimé cette intelligence mourante, car le vieillard joignit les mains, regarda le ciel ; mais une dernière fois, il s’écria : — « Ma femme ! » — comme s’il l’avait vue planer au-dessus de sa tête. Au moment où l’on emporta de la petite maison grise le cercueil de son père, Ursule murmura : « Mon Dieu, j’avais mérité qu’ils vécussent plus long-temps ! »

Et Ursule resta seule pour toujours.

Tout cela s’est passé il y a bien des années.

Il m’a fallu quitter la petite ville de ………, quitter Ursule. — J’ai voyagé. — Mille évènemens se sont succédé dans ma vie, sans effacer de mon souvenir l’histoire de cette pauvre fille. — Mais Ursule, comme ces ames brisées qui refusent toute consolation, se fatigua de m’écrire. — Après de vains efforts pour la porter à pleurer de loin avec moi, j’ai perdu sa trace.

Qu’est-elle devenue ? existe-t-elle ? est-elle morte ?

Hélas ! la pauvre fille n’a jamais eu de chances heureuses ; je crains qu’elle ne vive encore !


Quelle que soit l’impression laissée par les pages qu’on vient de lire, on sera unanime à y reconnaître je ne sais quelle fraîcheur tendre, je ne sais quelle fleur furtive du cœur qui repose les yeux de tant d’éclats mensongers. Si c’est une obligation pour la critique de