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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/623

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CALCUTTA.

plonger au plus épais des fourrés, à retourner à la vie sauvage ; l’ascète hindou, que les retraites solitaires et inhabitées invitent à la contemplation, et le faquir musulman, qui, armé de talismans et d’amulettes, croit pouvoir dompter la férocité des tigres. Exaltés par un fanatisme puisé à des sources opposées, ces saints personnages entrent en communication avec la divinité qu’ils servent, la voient en songe, apprennent de sa bouche en quel lieu elle acceptera les prières ou les offrandes. En retour des vivres que leur apporte le bûcheron, ils lui découvrent les endroits où il fera retentir la cognée sans éveiller l’hôte terrible de ces bois. Le roucoulement de la tourterelle perchée sur les arbres voisins, le cri du paon qui court dans les sentiers frayés autour de la hutte, le vol fantasque des perroquets qui semblent rire en traversant les airs, l’aspect d’une nature tranquille augmente encore la sécurité de ces hommes retirés du monde ; dans la gazelle timide qui fuit à peine devant eux, dans les troupes de singes gambadant à la cime des arbres, ils voient, ceux-ci des créatures soumises à la puissance du talisman, ceux-là des esprits de la forêt, des êtres comme eux, qui reprendront un jour la forme humaine, et ils vivent dans ces illusions jusqu’à ce qu’ils s’éveillent de leur rêve entre les griffes d’un tigre. D’ailleurs, parvînt-on à purger cette partie basse du delta des bêtes féroces et des hideux reptiles qui l’infestent, l’insalubrité d’une plage tour à tour inondée et brûlée par le soleil la rendrait inhabitable encore.

Cependant, au bruit sourd de la lame retombant sur elle-même succède le mugissement plus sonore de la vague battant la rive. On voit la terre de chaque côté, on flotte sur le fleuve. Une barque allongée s’accroche à la poupe du navire, une douzaine de Bengalis sautent à bord, saluant à la ronde, se prosternant devant tous les Européens, capitaine ou passagers, groupés derrière le grand mât. Ce sont des matelots supplémentaires dont l’équipage harassé a grand besoin ; les vieux marins poussent familièrement par l’épaule et distribuent à leurs postes ces humbles Hindous, qui leur obéissent comme à des supérieurs ; le mousse ouvre de grands yeux, et, se rappelant les récits entendus sur le gaillard d’avant pendant les nuits de calme sous la ligne, il comprend qu’il a touché ce fabuleux pays où il se promènera lui-même à terre dans un palanquin porté par quatre noirs. Le navire se couvre de voiles ; le vent est bon ; la marée favorable ; les dangers sont passés ; le pilote n’a plus cet air grave et soucieux qui se réfléchissait naguère sur tous les visages. D’une voix solennelle, il appelle son domestique, se rase et change de linge, car le