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pilote du Gange n’a rien de commun avec ceux de nos port que l’on voit, coiffés du chapeau ciré, vêtus de pantalons goudronnés, affronter dans de petites barques les tempêtes de la Manche, les bourrasques des côtes de Bretagne, ni même avec ceux des États-Unis qui arrivent lestement à bord sur leurs jolies goëlettes, portant habit bleu et breloques sonores, comme les farmers du New-Jersey : arkati saheb (monsieur le pilote) du Bengale est un personnage plus important payé par l’honorable compagnie, et non un mercenaire ; sa calèche l’attend sur le quai de Calcutta ; il est gentleman ; la preuve, c’est qu’il refuse généreusement toute gratification… au-dessous de trois cents francs.

À mesure qu’on avance et quand on a dépassé cette partie si large du fleuve où les deux rives semblent étrangères l’une à l’autre, on rencontre de grands bateaux plats qui, sortis des petites rivières tributaires du Gange, remontent à la voile vers Calcutta, descendent à l’aviron aidés par le courant. Ce sont des arches immenses habitées, comme les jonques chinoises, par des familles entières, recouvertes d’un toit en galerie comme les cabanes du rivage. Là, tout rappelle encore l’industrie primitive de la contrée ; la voile est faite avec les fibres de l’hibiscus (tiliaceus) qui croît en abondance dans les terrains humides ; un bambou coupé dans le marais et emmanché d’une palette de bois forme les rames ; le pilote, vieux marin à barbe blanche, est juché sur une cage de bois d’où il peut voir les dinguis (petites barques) qu’il renverserait au passage. Abrité contre un soleil trop ardent par un parasol en feuilles de palmier, le nautonnier bengali conduit patiemment sa chaloupe, et du haut de son perchoir il distingue par-dessus les digues, ici les champs de riz inondés, là le laboureur qui dirige sa charrue attelée d’un seul buffle. Quand la brise faiblit, quand le flot cesse de lui être favorable, il laisse tomber son ancre de bois, formée de deux madriers pointus, mis en croix et chargés de quelques grosses pierres. Il y a loin de cette paisible navigation aux rapides steamers qui remorquent les grands navires avec le fracas de leurs roues puissantes.

Durant les premières années de l’établissement définitif des Anglais au Bengale, en qualité de maîtres du pays (et la date n’en remonte pas au-delà de 1765), les canaux des Sunderbands, les bouches du Gange, les criques voisines, étaient infestés, comme les grands fleuves de la Chine, par des pirates nommés Dacoits, désormais détruits ainsi que leurs confrères des Antilles, des îles du Cap-Vert et de l’archipel grec. Ces Dacoits formaient une tribu, une caste pareille à