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blanc que nous montions à poil l’un après l’autre nous fut d’un grand secours. Le 14 au soir, un assez bon village nous servit d’abri. Là je perdis deux de mes officiers. L’un mourut dans la chambre que j’occupais, l’autre disparut le lendemain. Ce furent nos derniers malheurs, car, à dater de cette journée, notre situation changea de face. La rapidité de notre marche nous avait donné une grande avance sur les cosaques qui, d’ailleurs, s’occupaient à poursuivre les autres corps sur la grande route. Depuis la montagne de Kowno, nous cessâmes de les rencontrer. Les pays que nous traversions n’avaient point été ravagés, et nous y trouvions des vivres et des traîneaux pour transporter nos malades. Le maréchal Ney se rendit alors directement à Kœnigsberg, où nous le rejoignîmes le 20, conduits par le général Marchand, après avoir logé successivement à Noustadt, Pillkahlen, Rohr, Salian et Trapian. »

Les rives du Niémen, théâtre de tant de scènes grandioses et terribles, sont à présent occupées par deux bureaux de douane établis tout exprès pour favoriser les intérêts industriels de la Russie et paralyser ceux de la pauvre nation conquise. Les denrées que la Pologne pourrait exporter sont arrêtées de l’autre côté du fleuve, si la Russie n’en a pas un besoin rigoureux. Les denrées russes, au contraire, doivent être débonnairement acceptées en Pologne. Il y a telle marchandise même prohibée dans ce pays sur les frontières de l’Autriche et de la Prusse et qui n’est plus frappée que d’un droit léger lorsqu’elle arrive par la Russie, comme si, en passant par les domaines de l’empereur, elle se purifiait de son caractère de prohibition. Ce généreux tarif date de 1832, et il n’est pas difficile d’en apprécier les résultats. En 1832, la Pologne expédiait annuellement des draps pour une valeur de 30 millions de florins. Dans l’espace de dix années, le chiffre de cette exportation est tombé à 3 millions. Les autres branches de l’industrie sont à peu près au même point de décadence. Il faut que de toute façon, dans sa vie commerciale et sa vie intellectuelle, dans ses désirs d’études et ses spéculations matérielles, la Pologne se résigne à courber la tête sous l’autorité supérieure de la Russie, à subsister par son bon vouloir.

La douane polonaise de Kowno nous arrêta et me prit une boîte de cigares qu’un aimable compatriote m’avait donnée à mon départ de Pétersbourg. Pauvre douane ! Je ne lui en garde pas rancune. Le tabac est, je crois, la seule denrée qu’il lui soit permis de saisir, la seule qui lui laisse quelque occasion de faire un acte d’autorité. Pour le reste, elle n’a qu’à écrire des acquits et percevoir de légers droits.

Nous continuâmes notre route à travers des plaines chargées de fruits et des villages misérables, à travers les champs d’Ostrolenka, inondés en 1831 du sang des Russes et des Polonais, et couverts à présent d’une riche moisson. La nature suit pas à pas les traces de l’homme, et répare d’une main bienfaisante les dégâts qu’il a commis dans sa haine et son orgueil. Elle met une couronne de verdure au front des monumens en ruine, elle répand une semence féconde sur les terres dévastées, elle fait d’une tombe un tertre de