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LA RUSSIE.

gazon, un champ de fleurs d’un champ de bataille. On cherche les sillons sanglans creusés par le canon, le sol où des armées entières ont été ensevelies, et l’on n’aperçoit plus que des gerbes de blé dorées par un beau soleil. L’orage de l’homme, l’orage d’un jour de colère, d’une heure de vengeance, a cessé, et la nature a repris son immortelle beauté. Ainsi l’œuvre de la destruction est l’élément d’une œuvre de vie. Nains superbes et impuissans, nous n’avons pas même la force d’anéantir ce qui fatigue notre envie, ce qui irrite nos caprices. Nous parlons aveuglément de notre haine et de nos ravages ; la nature, fille de Dieu, se rit de notre vaniteuse faiblesse et chante son chant éternel d’amour et de résurrection.

Le lendemain, nous arrivions en face de Varsovie. Avec quelle émotion j’ai vu cette ville, illustrée par tant de grands noms, par tant de faits éclatans, si fière et si puissante autrefois, si dégradée à présent, cette ville où deux femmes de France ont porté la couronne, où Napoléon trouva dans sa gloire une ardente sympathie et dans ses revers une généreuse alliance, cette ville troublée par tant de tumultes, ensanglantée par tant de discordes et ennoblie par tant de graces charmantes et de vertus chevaleresques. La première chose qu’on aperçoit, en approchant de la capitale de la Pologne, est la nouvelle citadelle construite à ses portes. Elle n’était pas encore achevée, lorsqu’en 1836 l’empereur Nicolas reçut une députation de Varsovie, et, sans lui permettre de proférer une parole, d’exprimer un vœu, lui dit avec un accent de colère : « Si vous vous obstinez à conserver vos rêves de nationalité distincte, de Pologne indépendante et de toutes ces chimères, vous ne ferez qu’attirer sur vous de grands malheurs. J’ai fait élever ici la citadelle, et je vous déclare qu’à la moindre émeute je ferai foudroyer la ville, je détruirai Varsovie, et certes ce n’est pas moi qui la rebâtirai. »

Cette citadelle a vraiment un aspect effrayant. De loin, on la voit surgir au milieu de la plaine avec ses hautes murailles en briques, ses bastions, ses terrassemens. Ses remparts s’étendent sur les deux rives de la Vistule. Ses canons tiennent sous leur gueule béante toute la ville ; l’on assure qu’elle est assez vaste pour renfermer au besoin quarante mille hommes. Un ingénieur anglais qui l’a visitée m’a pourtant dit quelle avait été construite si précipitamment et sur un plan si défectueux, que ses murailles ne résisteraient pas à une attaque vigoureuse, et que ses batteries n’atteindraient jamais aucun but.

Non loin de là sont les débris de la forteresse élevée par les Polonais pendant leur dernière révolution. Vieillards, jeunes gens, enfans, tout le monde travailla avec ardeur à cette œuvre patriotique. Les femmes elles-mêmes charriaient le sable et transportaient les moellons. En quelques mois, elle fut finie et présentait un moyen de défense redoutable. Les Polonais, tout en déplorant les suites de leur malheureuse révolution, racontent pourtant leurs jours de lutte avec orgueil, et ils ont raison. Abandonnés à leurs propres forces, sans secours étranger, seuls en face d’un empire immense, entravés dans leur résistance par l’Autriche et la Prusse, qui ont menti à leur promesse de