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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

poètes, ses contemporains, privés d’une popularité aussi exagérée par le but moins sympathique aux passions humaines qu’ils avaient poursuivi savaient déployer, pour atteindre à ce but, des moyens aussi vrais et aussi grands que le poète qui dans sa gloire a pu se croire sans rival[1].

On découvre chez Moore deux individus, deux talens différens, d’où naissent deux réputations également distinctes, et dont l’une absorbe l’autre. Il est arrivé à Moore ce qui arrive à bon nombre des écrivains qui obtiennent un grand succès de vogue ; il est devenu principalement célèbre par ses qualités secondaires. Né à Dublin, en 1780, il fit paraître sa traduction d’Anacréon en 1800, avant d’avoir atteint l’âge de vingt ans, et publia l’année suivante les Poèmes de Little. Dès ce moment, le siècle assigna une place définitive au poète ; il devint tout de suite le lion à la mode ; on chanta ses chansons et on les lui fit chanter ; on le fêta, on le choya, on le combla d’attentions, mais le comprit-on bien ? Tout en appréciant ce que renfermait de charmant, de gracieux, de raffiné, ce remarquable talent, on ne reconnut pas assez ce qu’il contenait de fort et de viril ; dans ses productions, qui se distinguent avant tout par leur énergie, on se plaisait à admirer le sujet, le story, comme disent les Anglais, les brillantes images, la perfection du vers, et Anacréon Moore fut le nom dont ses contemporains persistèrent à décorer l’auteur de Lalla Rookh.

Pour bien apprécier le talent de Moore, il est nécessaire de diviser ses ouvrages en deux classes, de placer d’un côté les œuvres sérieuses, les chants inspirés qui lui assurent une célébrité durable, de l’autre les mille petites créations élégantes et spirituelles qui lui valurent les applaudissemens et les caresses de son temps. Parmi les premières, il faut nommer Lalla Rookh, les Mélodies irlandaises, certaines odes et épîtres, et les Rimes sur la route. Aux secondes appartiennent les Poèmes de Little, les innombrables épigrammes et

  1. Il existe, sous la date du 15 mars 1820, une lettre très curieuse de lord Byron à M. d’Israëli, dans laquelle, en parlant de Southey, qui l’accusait d’être envieux, il se sert des expressions suivantes, où perce cet incroyable orgueil que lui inspiraient sa position et son immense célébrité : « Que peut-on envier à Southey ? Est-ce sa naissance, son nom, sa renommée, ou ses vertus que je dois envier ? Je suis né dans l’aristocratie qu’il abhorre, et descends, par ma mère, de rois antérieurs aux aïeux de ceux auxquels il a vendu ses chants. Ce ne peut donc être sa naissance. Comme poète, pendant les huit années qui viennent de s’écouler, il m’a été impossible de redouter quelque rival que ce fût. Quant à l’avenir, il reste ouvert à tous. »