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d’Hébé comme une création les plus parfaites dans son genre. Il y a de l’Anacréon là-dedans, il y en a même beaucoup, mais ce n’est point imité, c’est repensé, ainsi que le voulait Goethe en pareille circonstance. Du reste, le séjour du poète irlandais aux Bermudes a dû nécessairement entrer pour quelque chose dans le choix qu’il fit plus tard d’un sujet de poème oriental. Il est à croire que le pays de Miranda et d’Ariel[1] a fourni plus d’une fleur, plus d’un parfum, plus d’une perle, aux pâles héroïnes du royal Feramorz.

Parmi les critiques qui ont le plus et le mieux étudié Moore, il en est pourtant beaucoup qui ne voient dans Lalla Rookh qu’un poème oriental, aussi plein de diamans et de perles, aussi propre, en un mot, à réjouir le cœur d’un bijoutier que les Mille et Une Nuits elles-mêmes, partant admirable sous le rapport de la couleur locale, supérieur sous ce point de vue au Giaour et à la Fiancée d’Abydos, et bien au-dessus du Thalaba, du Kelsama, de Robert Southey. Vaut-il la peine de dire qu’il n’en est rien, et que Moore ne demande à l’Orient qu’une forme pour cacher une idée, qu’un voile de Bénarès pour couvrir un poignard ? Je ne prétends pas dire que ce choix de l’Orient, comme théâtre d’action pour son œuvre, fût tout-à-fait un acte prémédité, indépendant de toute tendance involontaire et spontanée, ou que Moore demeurât étranger au mouvement de la renaissance orientale auquel prenaient part Goethe, Byron et tant d’autres esprits illustres de l’époque. Sa seule qualité d’Irlandais le portait involontairement vers le monde asiatique[2], et le caractère particulier de son talent l’en rapprochait encore davantage. « Personne, disait Sheridan, ne met autant de son cœur dans son imagination que Tom Moore ; son ame semble une étincelle de feu échappée du soleil, et qui toujours s’agite afin de retourner vers la grande source de lumière et de chaleur. » Jugement aussi vrai que poétique, et que les lignes suivantes, tirées de Lalla Rookh même, confirmeraient au besoin : « Lumière bénie du soleil ! glorieuse puissance ! quelle douceur,

  1. On sait que l’île déserte dans laquelle Shakspeare a placé la scène de la Tempête n’est autre qu’une des îles Bermudes.
  2. Les Irlandais se vantent de leur origine orientale, et il faut avouer que le caractère national en certaines choses, et la langue par sa construction et sa surabondante richesse métaphorique, semblent plaider en faveur de cette opinion. Lord Byron, en dédiant le Corsaire à Thomas Moore, lui écrivait : « On dit parmi vos amis, et j’espère pour ma part qu’on est fondé à le dire, que vous composez un poème dont l’action se passera en Orient ; personne n’est plus naturellement appelé à traiter un pareil sujet. Les injures de votre propre pays, l’esprit ardent, exalté de ses fils, la beauté et la tendresse de ses filles, peuvent se retrouver là. Collins,