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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

tations de la muse européenne. C’est un monde coulé en bronze que l’on voudrait imiter en cire. Cette retenue au milieu du débordement, ce calme au sein du tumulte, cette surabondance de vie dans la nature inanimée, ce repos impassible chez l’homme, cette philosophie profonde, cette superstition brutale, cette douceur majestueuse, cette sévérité inflexible, tant d’élémens ennemis, du choc sonore desquels jaillit dans ses proportions colossales la poésie indienne, sont si loin de se retrouver dans l’œuvre de Moore, que cela seul, à défaut d’autres raisons, me persuaderait que lui-même ne cherchait nullement à les reproduire. Ceux qui de ce point de vue mettaient Moore au-dessus de Byron ne voulaient en aucune façon lui faire un compliment ; ils entendaient seulement célébrer chez le traducteur d’Anacréon la grace aux dépens de la force. C’est cette opinion qu’il importe de combattre. En remettant l’auteur de Lalla Rookh sur son propre terrain, en dégageant son talent des préjugés de son temps, en l’examinant sous son vrai jour, nous essaierons de faire ressortir cette vérité, que ce n’est pas à l’élégance ou à l’éclat du style, mais à la dignité et à l’élévation des idées, que Moore doit une place éminente parmi les poètes contemporains. Loin de se distinguer surtout par sa facilité gracieuse, c’est à son énergie virile que le poète des Mélodies doit de pouvoir marcher près de Byron. Il faut ôter à Moore la guirlande de pampre et de roses que lui a jetée, au milieu d’une fête, une folle bande d’amis joyeux et la remplacer sur son front par la feuille plus sombre, mais immortelle, que sans nul doute lui réserve l’avenir. Ainsi que nous l’avons déjà dit, pour apprécier le poète chez Moore, il est nécessaire de comprendre l’homme. Il convient, avant tout, de l’envisager comme patriote, comme Irlandais. Lorsqu’on s’est bien pénétré de cette idée, que tout chez lui se rapporte à la conviction politique, que tout part de là et que tout y retourne, lorsqu’on a bien saisi le point inspirateur, tout le reste en découle forcément et peut à merveille se passer de commentaires.

Comme presque tous les poèmes de longue haleine, Lalla Rookh présente de grandes inégalités. On ne peut songer à mettre au même rang les deux premiers récits du royal trouvère et le chant inspiré des Adorateurs du feu, ou ce charmant conte de fées, la Lumière du harem. C’est surtout par la composition que pèche le Prophète voilé de Khorassan. L’intérêt languit, et l’ensemble se trouve trop souvent sacrifié à des détails qui, bien qu’ayant leurs beautés propres, retardent l’action et étouffent la vie du sujet. Une idée donnée, toute création a deux formes, l’une conceptive, l’autre exécutive.