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premiers jours de la révolution. L’un d’eux fut tué par hasard, un second par erreur, deux ou trois autres étaient d’infâmes gueux, mais n’importe ; ils n’en doivent pas moins être tous honorés comme des victimes de leur loyal dévouement à la Russie ; les huit lions représentent leur héroïsme, et la hideuse colonne doit transmettre leurs noms à la postérité. On ne pouvait rien imaginer de plus insultant pour Varsovie que cette glorification officielle de plusieurs noms odieux, et cette perpétuité monumentale d’un instant d’erreur ou de légitime vengeance. Aussi la colonne fut-elle pendant plusieurs mois couverte d’épigrammes acerbes et de placards injurieux. Les sentinelles avaient fort à faire d’empêcher les Polonais de venir là, dans l’obscurité de la nuit, afficher l’expression de leur ressentiment. Il a fallu un renfort de factionnaires pour mettre fin à ces manifestations d’opinion que des regards curieux lisaient chaque matin, que des mains indiscrètes colportaient ensuite dans toute la ville. Les fonctionnaires russes ont senti eux-mêmes qu’ils avaient commis une faute en érigeant ce grossier trophée, et lorsque l’empereur Nicolas vint à Varsovie, il refusa de le voir ; mais comme l’autorité absolue ne peut avouer qu’elle a eu tort, le monument est resté debout, à l’entrée du jardin de Saxe, avec ses flétrissures.

Occupée et pillée trois fois par les Russes, investie par Catherine d’un faux-semblant de pouvoir, asservie complètement par Alexandre, sous la trompeuse sauvegarde d’une constitution, Varsovie a perdu à sa dernière révolution ce qui lui restait encore de son ancienne autorité. C’en est fait du mouvement que les voyageurs aimaient à remarquer autrefois dans cette ville. C’en est fait de ces souverains héroïques qui arrêtaient à la pointe de leurs lances le ravage des hordes tatares et sauvaient le christianisme sous les murs de Vienne, de ces diètes splendides et tumultueuses qui mettaient une couronne sur la tête d’un pauvre moine, de ces grands seigneurs qui traînaient à leur suite une armée de gentilshommes dont chacun pouvait devenir roi. C’en est fait de tout cet éclat et de toutes ces rumeurs d’une grande assemblée à laquelle les nations étrangères députaient des ambassadeurs, et que les souverains du nord et du sud essayaient de séduire par leurs promesses, ou d’effrayer par leurs menaces. Dans le cours des différentes révolutions qui ont agité, bouleversé le sol de la Pologne, la noblesse polonaise a seulement sauvé du naufrage de sa patrie l’illustration de son nom, que l’histoire consacre, que nul arrêt de despote ne peut lui ravir. Pas un de ces fiers gentilshommes n’exerce le pouvoir de ses ancêtres, et pas un d’eux, si l’on en excepte le riche comte Branicki, ne possède à présent une fortune intacte, une de ces fortunes colossales divisées autrefois comme des duchés entre les principales familles du pays. Les uns ont aliéné eux-mêmes leurs vastes domaines pour satisfaire à leur luxe effréné et à leurs habitudes fastueuses ; les autres ont employé généreusement une partie de leurs biens à la défense de leur nationalité. La plupart ont été spoliés de leur héritage par les conquérans de la Pologne. La dernière révolution a surtout porté un coup terrible à cette noblesse, jadis si fière et si puissante, si coupable parfois dans ses folles dissensions, et si souvent