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DE LA SITUATION DU THÉÂTRE EN FRANCE.

du théâtre se regardent comme les instituteurs nés de la multitude, et reconnaissent qu’eux aussi ont charge d’ames. Seulement, je crois qu’ils seraient plus complètement dans la vérité si, en apportant chaque soir des leçons mêlées de plaisir à ce quelqu’un qui a parfois plus d’esprit que Voltaire, ils songeaient qu’ils peuvent en retour recevoir de leur ingénieux partner plus d’un avertissement profitable. Au théâtre en effet (et c’est là ce qui fait sa vie et sa puissance), il s’établit entre le poète et la foule un échange électrique et continuel de pensées et d’émotions, de plaisir et de conseils : l’enseignement est réciproque, il descend et il remonte ; poète et peuple sont tour à tour maître et disciple, modeleur et modèle, créancier et débiteur, et jamais le poète n’est plus sûr du triomphe que quand il reporte au public les leçons qu’il en a reçues. On me prêterait d’ailleurs une idée qui n’est pas la mienne, et l’on aurait mal compris ce qui précède, si l’on s’imaginait que je regarde les applaudissemens, les couronnes, la popularité en un mot, comme la mesure exacte et certaine du mérite littéraire et poétique. À Dieu ne plaise ! Je ne sais guère mieux que Chamfort combien il faut réunir de… gens d’esprit pour constituer le public en jury infaillible. Je n’oublie pas que l’histoire du théâtre se compose au moins autant des bévues du parterre que des erreurs des poètes. Je n’oublie pas cette multitude de succès extravagans et de chefs-d’œuvre éphémères ou médiocres dont il nous serait si facile de dresser une liste à la fois bouffonne et déplorable, à commencer par la Mariane de Tristan-l’Hermite et à finir par le Siége de Calais de De Belloy. Je sais la part qu’il convient de faire à la mode, à l’envie, à l’engouement, aux passions de toutes sortes. Aussi n’ai-je l’intention d’établir qu’un point, à savoir que les grands succès au théâtre ont, comme toutes choses, leur raison d’être, qu’ils ne sont pas, eux non plus, des effets sans causes ; qu’ils ont presque toujours un sens profond, et que lors même, comme il arrive souvent, qu’ils ne méritent point d’être reçus comme arrêts, ils n’en doivent pas moins être pris en grande considération comme symptômes. Cela, d’ailleurs, ne semble devoir blesser aucune prétention. Recommander au navigateur d’avoir l’œil à la boussole, et, quand le temps le permet, d’observer le ciel étoilé, ce n’est certes pas, j’imagine, nier le génie de Christophe Colomb ni de Magellan. — Je passe à l’application.

Tout le monde sait le grand événement littéraire du mois dernier. Trois drames de l’ordre le plus élevé, quoique d’une valeur fort inégale, les Burgraves, Judith et Lucrèce, ont été, à moins de cinq se-