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UN HOMME SÉRIEUX.

— Mon père a toujours dit trois cents, lui dit Prosper à l’oreille ; mais il paraît que, depuis qu’il est député, nous avons un siècle de plus.

— Ce que je dis là ne doit pas vous donner une ridicule vanité, mais cela devrait vous inspirer l’envie de vous montrer digne de vos pères. Pendant ces quatre cents ans de roture prouvée, sans alliage de gentilhomme, à part le mariage de votre tante ; — mais les femmes ne comptent pas, n’étant pour rien dans la ligne directe ; — pendant ces quatre cents ans, dis-je, les Chevassu ont toujours été des hommes graves, des hommes austères, en un mot des hommes sérieux : François-Bénigne Chevassu, professeur à l’université de Douai dès son installation en 1562 ; Guillaume-Désiré Chevassu, chanoine de Saint-Amé, qui mourut en 1629 ; Antide-Louis-Nicolas Chevassu, avocat au parlement en 1750, tant d’autres que je passe sous silence, et moi-même, enfin, si j’ose me nommer après eux : voilà quelle est votre famille ; voyons maintenant ce que vous êtes.

— Je suis un citoyen diablement ennuyé, pensa l’étudiant en s’allongeant sur le fauteuil, comme s’il se fût préparé à dormir.

— Monsieur, s’écria le député courroucé de cette impertinence, je vous ordonne de m’écouter dans une attitude plus respectueuse.

Prosper se redressa d’un air boudeur.

— Ce que vous êtes ? reprit M. Chevassu en enflant sa voix, un paresseux, un étourdi, un mauvais sujet, un être indigne de mes bontés, indigne du nom qu’il porte. Ne répliquez pas. Sans que vous vous en doutiez, j’ai pris des renseignemens à l’école de Droit. Je sais que vous avez perdu cinq inscriptions, je sais que vous n’avez point passé d’examen, je sais que vous avez encore des dettes malgré tout ce que j’ai déjà payé l’an dernier. Et vous croyez que je tolérerai cela ? Non, monsieur.

— Mon père, dit Prosper d’un ton patelin, je n’ai jamais nié mes torts : je sais qu’ils sont nombreux, mais je vous promets de mieux me conduire à l’avenir.

— Combien de fois ne m’avez-vous pas fait ce beau serment !

— Cette fois je le tiendrai, je vous le jure ; quant à l’argent que vous avez payé pour moi, vous pourrez le retenir l’an prochain, quand vous arrêterez vos comptes de tutelle.

— Mes comptes de tutelle ! s’écria M. Chevassu avec indignation ; vous osez me demander mes comptes de tutelle ! Je vous les rendrai, monsieur, je vous les rendrai fidèlement ; mais, en attendant, vous aurez la bonté de vous conformer à mes ordres. Au lieu de loger