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grands prévaricateurs, et cette vie, si précaire et si courte, durant laquelle ils pouvaient, jusqu’au dernier instant, reconquérir leurs titres à la vie éternelle, le magistrat n’avait point le droit de la leur ôter.

En réalité, l’assemblée de Vicence réduisit le christianisme au pur déisme, et le déisme est précisément le contrepied de l’enseignement de Jésus. On objectera sans doute qu’en maintenant la médiation du Christ entre Dieu et les hommes, elle formulait à sa manière le dogme de l’unité de Dieu ; mais cette médiation n’est pas moins incompréhensible que le dogme même de la trinité. C’est l’acte de foi du socinianisme, aussi souverain, aussi absolu que l’acte de foi calviniste au sujet de la divinité du Christ, que l’acte de foi luthérien au sujet de la présence réelle, que l’acte de foi catholique au sujet de tous les mystères chrétiens. Pour expliquer leur Verbe qui se manifeste, une première fois par la formation du monde, une seconde fois par la régénération de notre espèce, les sociniens de Pologne se sont évertués, mais toujours en vain, à prouver que Dieu, avant les temps, avait pu créer une ame humaine dans l’éternité. Cette confusion qui enveloppe le faîte de leur synthèse, ils ne sont jamais parvenus à l’éclaircir. Or, comme la loi suprême de leur doctrine consiste à ne rien admettre qui ne soit parfaitement démontré, parfaitement intelligible, ils ont eu beau se raidir et se cramponner à la tradition chrétienne : la force même de leur principe les a irrésistiblement entraînés au pur déisme, tel à peu près que le xviiie siècle a eu le courage de le proclamer.

Il est curieux d’examiner par quelle pente insensible les sociniens en sont venus à professer le déisme. Comme les ariens, les docteurs et les premiers adeptes de l’assemblée de Vicence croyaient à l’existence du Verbe avant toute créature. Après avoir formé le monde par la médiation du Verbe, Dieu, dans l’Ancien Testament, se servait de lui comme d’un interprète pour se manifester à son peuple. Les jours de régénération et de grace étant enfin venus, le Verbe anima un corps mortel dont il ne prit que la chair sans ame et sans esprit. Ce système d’origine platonicienne ne pouvait résister à la méthode d’analyse et au principe de certitude adoptés par l’assemblée de Vicence. En 1566 déjà, au plus fort des querelles du socinianisme en Pologne, Jésus n’était plus qu’un homme semblable aux autres hommes, si ce n’est pourtant qu’il était né d’une vierge et par l’opération du Saint-Esprit. L’opération du Saint-Esprit et la virginité de Marie, voilà tout ce qui restait du dogme chrétien, et encore faut-il voir avec quel soin, au commencement du xviie siècle, les sociniens de Hollande évitent les controverses qui pourraient porter sur ce débris de croyance aussi peu accessible à la raison humaine que le mystère tout entier. Pour les anti-trinitaires de Hollande, Jésus n’est qu’un prophète ravi en esprit avant qu’il se fît connaître au monde, auprès de Dieu lui-même qui, lui révélant tous les secrets de sa science, et l’investissant de toute son autorité, le pénétra de la mission régénératrice qu’il allait accomplir. Par leurs hésitations et leurs réticences, on peut juger de l’embarras que doivent éprouver les sociniens du xixe siècle