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Mais il y a des bornes à tout, même à la fantaisie. À force de prendre des libertés avec la forme, il ne faut pas en venir à la supprimer tout-à-fait. En suivant toujours la voie où elle était engagée, l’école anglaise devait aboutir à ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom, de sens et de figure. Il semble que M. Turner ait voulu tirer les conséquences extrêmes du genre, et faire lui-même la charge de sa propre manière. Il y a réussi. Jusqu’ici, ses tableaux les plus capricieux avaient pu être reproduits par la gravure, et ils y avaient en général beaucoup gagné. Peu de forme suffit pour fournir des oppositions de blanc et de noir ; mais, si peu qui suffise, il en faut toujours un peu, et je défie quelque graveur que ce soit de rien tirer des deux tableaux du déluge, si ce n’est des cercles concentriques d’ombre et de lumière. Un élève de M. Turner, qui a obtenu en France plus de succès que son maître, M. Martin, va un peu moins loin ; il a exposé cette année un tableau dont on comprend au moins le sujet. C’est le roi normand Canut s’asseyant au bord de l’Océan et ordonnant au flux de ne plus monter. Mais si ce n’est pas tout-à-fait la même exagération, c’est toujours le même système. L’imperfection du dessin et la fausseté de la couleur ne sont pas rachetées, dans le nouveau tableau de M. Martin, par l’effet grandiose qui avait fait le succès de ses premières compositions. Il faut espérer que ces derniers excès perdront l’école fantastique, et que l’art anglais, désormais averti du danger qui l’attend, cherchera à se développer dans une voie plus régulière.

M. Leslie est un autre représentant de la période mourante de l’art anglais, mais dans une direction différente. Sa spécialité est la peinture de genre, cette autre grande face de l’art national ; il est le successeur d’Hogarth et de Wilkie, mais le successeur bien affaibli. Deux tableaux de lui, l’un représentant une scène du Vicaire de Wakefield, l’autre une scène du Malade imaginaire, portent tous les caractères de la décadence. Son Couronnement de la reine attire beaucoup l’attention à cause des portraits qui s’y trouvent, le duc de Wellington, lord Melbourne, la belle duchesse de Sutherland, l’archevêque de Cantorbery, la reine elle-même ; malheureusement tous ces personnages sont sans vie. C’est de la peinture de cour, si jamais il en fut. M. Leslie a fait beaucoup mieux dans d’autres temps. M. Maclise se soutient davantage. Sa scène de la réception de l’auteur par les acteurs, dans Gil Blas, offre quelques détails heureux, malgré la crudité systématique de la couleur et l’absence complète d’harmonie. Qu’il y a loin de là cependant à ces toiles si obscurément peintes, il est vrai, mais si brillantes d’esprit, de verve et