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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/1003

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UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL.

des mouvemens passagers de repentir. Quand Jacqueline, dans une lettre précieuse du 25 janvier 1655 (Recueil d’Utrecht, page 263), raconte à sa sœur, Mme Périer, l’histoire de la conversion tant désirée de leur frère, les efforts qu’elle avait faits et qui étaient restés si long-temps infructueux, il lui échappe des paroles qu’il faut recueillir et peser : « Il fallait qu’il eût en ce temps-là d’horribles attaches pour résister aux graces que Dieu lui faisait et aux mouvemens qu’il lui donnait. » Si on ne doit pas prendre trop au tragique ces horribles attaches dont parle ici Jacqueline avec l’exagération janséniste, il est bien permis d’y soupçonner des habitudes tout-à-fait mondaines, bien que sans dérèglement, et peut-être une noble affection, une chaste et haute amitié. Mais en vérité j’ai honte de tant retenir le lecteur sur mes propres pensées, et je me hâte de lui livrer le fragment de Pascal, fidèlement transcrit sur la copie de la Bibliothèque royale.

DISCOURS
SUR LES PASSIONS DE L’AMOUR.

L’homme est né pour penser[1] ; aussi n’est-il pas un moment sans le faire ; mais les pensées pures qui le rendraient heureux s’il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et l’abattent. C’est une vie unie à laquelle il ne peut s’accommoder ; il lui faut du remuement et de l’action, c’est-à-dire qu’il est nécessaire qu’il soit quelquefois agité des passions dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont les plus convenables à l’homme et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et l’ambition : elles n’ont guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent ; mais elles s’affaiblissent l’une l’autre réciproquement, pour ne pas dire qu’elles se ruinent.

Quelque étendue d’esprit que l’on ait, l’on n’est capable que d’une grande passion ; c’est pourquoi, quand l’amour et l’ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre[2]. L’âge ne déter-

  1. Voyez le passage analogue, Pensées, éd. de Bossut, 1re partie, art. IV, § 2.
  2. On reconnaît ici les habitudes de l’esprit géométrique.