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mine point ni le commencement ni la fin de ces deux passions ; elles naissent dès les premières années, et elles subsistent bien souvent jusqu’au tombeau. Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu’elles se ralentissent avec les années : cela est pourtant fort rare.

La vie de l’homme est misérablement courte. On la compte depuis la première entrée dans le monde ; pour moi, je ne voudrais la compter que depuis la naissance de la raison et depuis qu’on commence à être ébranlé par la raison, ce qui n’arrive pas ordinairement avant vingt ans. Devant ce temps l’on est enfant ; or, un enfant n’est pas un homme.

Qu’une vie est heureuse, quand elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition ! Si j’avais à en choisir une, je prendrais celle-là. Tant que l’on a du feu, l’on est aimable ; mais ce feu s’éteint, il se perd : alors que la place est belle et grande pour l’ambition ! La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n’y ont aucun plaisir ; ils sont machines[1] partout. C’est pourquoi, l’amour et l’ambition commençant et finissant la vie, on est dans l’état le plus heureux dont la nature humaine est capable.

À mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes, parce que, les passions n’étant que des sentimens et des pensées qui appartiennent purement à l’esprit, quoiqu’elles soient occasionnées par le corps, il est visible qu’elles ne sont plus que l’esprit même, et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu, car pour les autres elles se mêlent souvent ensemble et causent une confusion très incommode ; mais ce n’est jamais dans ceux qui ont de l’esprit.

Dans une grande ame, tout est grand.

L’on demande s’il faut aimer : cela ne se doit pas demander, on le doit sentir[2]. L’on ne délibère point là-dessus, l’on y est porté, et l’on a le plaisir de se tromper quand on consulte.

La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion ; c’est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu’il aime.

  1. Un des mots favoris de Pascal. Voyez notre écrit, des Pensées de Pascal, p. 249.
  2. Seconde partie, art. 17, § 5. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Première partie, art. 10, § 4. « Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment, etc. »