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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/1016

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REVUE DES DEUX MONDES.

tout entière, et il se trouve que ce tableau, avec ses demi-jours et ses teintes fuyantes, a été fixé par une main habile et placé sous un jour heureux.

C’est une opinion fort accréditée aujourd’hui que la littérature de Louis XIV aurait pu, sans compromettre la magnificence de sa grandeur, emprunter davantage au XVIe siècle, et, sur les pas de La Fontaine et de Molière, garder des traces plus vives de la langue libre et flottante que parlaient Rabelais et Régnier. Si merveilleuse en effet que soit la prose de Pascal et de La Bruyère, on se prend quelquefois à regretter que, dans cette fusion des élémens qui la formèrent, Montaigne n’ait pas pris un peu plus sur la part de Balzac ; le métal de Corinthe s’en fût trouvé plus parfait encore. Si peu de liens directs cependant que le XVIIe siècle paraisse avoir avec le XVIe, quelque dédain même qu’on y professe pour ces prédécesseurs immédiats, l’époque de perfection dut beaucoup plus qu’on ne l’a cru long-temps et qu’elle ne l’a cru elle-même à cette ère antérieure de tâtonnemens et d’efforts. N’est-ce pas l’école de Ronsard, par exemple, n’est-ce pas l’école traitée avec tant d’aigreur par Malherbe, avec tant de dédain par Boileau, qui, la première, entra avec décision dans ce culte des maîtres, dans cette admiration exclusive pour l’antiquité qui, repris et corrigés plus tard, défrayèrent la gloire du grand siècle ? Et, par un contraste étrange, il se trouve que ces premiers classiques, ces premiers et systématiques représentans de l’école traditionnelle, les classiques de Louis XIV, les ont méconnus et reniés, tandis que notre jeune poésie émancipée, tout en repoussant au contraire la tradition, les revendiquait hier encore comme des aïeux directs, et essayait de renouer jusqu’à eux la chaîne interrompue du lyrisme. Il y a, on en doit convenir, de singuliers retours en histoire littéraire : ici évidemment on s’est attaché surtout à la forme, aux conditions extérieures de la poésie. Ce qui dégoûta le XVIIe siècle est précisément ce qui a séduit et attiré le nôtre, j’entends l’indépendance du rhythme, la libre évolution de la période poétique, le relief saillant de l’image. Les groupes littéraires ont donc aussi leur destinée, habent sua fata.

Dans les lettres, l’ingratitude envers les devanciers semble presque une loi fatale des ères tout-à-fait glorieuses ; c’est plus tard seulement qu’on sent le prix de l’esquisse, même à côté du tableau accompli. L’orgueil particulier des aristocraties littéraires est de ne pas vouloir d’aïeux. Au surplus, les écrivains de Louis XIV trouvèrent ce mépris du passé tout établi, et ils n’eurent qu’à confirmer les dédaigneux arrêts de Malherbe, lequel, rencontrant à ses côtés l’ambitieuse école de la pléiade, alors plus modeste et adoucie dans les vers de Desportes et de Bertaut, et empruntant lui-même aux traditions de Ronsard la gravité et la noblesse, n’avait guère eu de bonnes raisons, ce semble, pour rompre aussi brusquement, aussi violemment avec des prédécesseurs déjà déchus. Boileau certes eut assez à faire, pour sa part, pour le goût, d’éteindre sous le ridicule cette fade et prétentieuse littérature de Louis XIII, ce mélange de marinisme et de gongorisme qui avaient failli arrêter dans son essor le génie poétique de la France : il lui fut commode de