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aussi Fragonard s’est-il perdu plus avant dans l’oubli avec une nature mieux douée. Greuze, tout en dédaignant Boucher avec son ami Diderot, a rappelé aussi la fraîcheur et le sourire de ce peintre. En effet, Boucher n’est-il pour rien dans la Cruche cassée ?

David fut aussi élève de Boucher sans doute parce qu’il était son cousin ; mais là les leçons du maître n’ont pas laissé de traces dans le disciple. Tout en aimant Boucher, David craignit de suivre son exemple. Telle est la funeste condition d’un excès dans les arts que la réaction qui le suit ramène de prime abord l’excès opposé. Pour les esprits sérieux, Boucher qui s’en va explique peut-être David qui vient ; l’un raidira la grandeur après que l’autre aura maniéré la grace. Boucher n’aura été qu’un peintre de fantaisie pour avoir enjolivé la nature ; David ne sera le plus souvent qu’un peintre de convention, parce qu’il cherchera la vérité dans les types d’une statuaire idéale. Ainsi tous les deux, l’un dans les vallons presque oubliés, l’autre près des fiers sommets, auront manqué le but et combattu sans triompher. La nature était là pourtant, toujours là, elle prodiguait ses merveilles sous leurs pieds, elle leur ouvrait par-delà les monts ses horizons infinis. Ô peintre menteur des bergères d’opéra, de vrais moutons paissaient sur le flanc des collines, de vrais forêts pendaient sur les vallées profondes, un pâtre appelait au son de sa trompe toutes les vaches du hameau. Jacqueline allait casser sa cruche à la fontaine, Marianne chantait à sa fenêtre, Marguerite berçait son enfant en filant à la quenouille ; vous n’avez pas su voir, et vous avez fait une nature sans parfum, sans saveur, sans vie, vous avez fait de l’ame humaine un éternel sourire sur la face de comédiennes fardées. Que n’avez-vous su deviner André Chénier ou vous rappeler Théocrite ?

Et pourtant les dédaigneux auront beau dire, Boucher vivra dans l’histoire de la peinture française, Il n’a point élevé son front jusqu’à cette couronne d’or que le génie a mise sur la tête de Poussin et de Lesueur, il n’a pu saisir dans sa main profane la chaîne du divin sentiment qui a inspiré tous les grands peintres, qui part en France de Poussin pour aboutir à Géricault après avoir touché le front de Lesueur et de quelques autres moins sévères ; mais, comme un autre Anacréon, Boucher s’est couronné de pampre avec ses maîtresses, et, d’une main distraite il a effeuillé cette guirlande de fleurs qui est la ceinture des Graces, cette guirlande qui était, il y a bientôt un siècle, la ceinture de la France.


A. Houssaye.