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pour se procurer des prisonniers ; lorsqu’on évalue la mortalité causée par les trajets et l’acclimatement, on s’étonne du nombre prodigieux d’individus que la traite a dû ravir à l’Afrique depuis 1511. Les estimations varient depuis 30 jusqu’à 60 millions : c’est entre ces deux chiffres que nous trouverions la vérité, s’il entrait dans notre plan de nous appesantir sur ces faits.

Dans un récent plaidoyer en faveur de l’esclavage[1], M. Granier de Cassagnac a osé écrire ce qui suit : « La traite se réduit à un simple déplacement d’ouvriers avec un incontestable avantage pour ceux-ci… Les esclaves vendus par les rois africains sont des esclaves à eux, travaillant chez eux, nés chez eux… Les tribus africaines ne sont pas agricoles ; elles ne peuvent pas se développer indéfiniment parce que les subsistances sont bornées, et pourvu que les chefs de tribus aient le nombre de bras nécessaire pour exécuter le travail indispensable de production, ils vendent le reste. Ce sont donc des ouvriers qu’ils cèdent aux Européens, voilà toute la traite. » Si les Africains vivent de la chasse et de la pêche, au lieu de demander une alimentation plus saine à un sol fertile, n’est-ce pas que les guerres incessantes, les rapts, les dévastations, s’opposent à cette sécurité sans laquelle l’agriculture est impossible ? Toute population disséminée sur un territoire assez vaste pour qu’elle y trouve à vivre dans les hasards du vagabondage restera toujours dans une dégradation voisine de la sauvagerie : que cette population augmente, au point d’épuiser les ressources naturelles de son territoire, elle demandera sa subsistance à la terre, elle acceptera le joug du travail que la seule nécessité impose au vulgaire des hommes. C’est en vertu de cette loi que tous les peuples, d’abord nomades, sont passés à l’état sédentaire. Tout porte à croire que l’Afrique eût réalisé dans quelques-unes de ses parties cette loi de la civilisation, si la race noire, naturellement paisible et prolifique, eût été forcée de se livrer à un travail fécond, au lieu d’être amoindrie et dégradée par un brigandage féroce. Que beaucoup de nègres des Antilles préfèrent la tutelle d’un bon maître au despotisme d’un chef africain, nous n’avons pas de peine à le croire ; mais il ne faut pas conclure d’après les exceptions : il est hors de doute que la population noire transplantée dans le Nouveau-Monde devrait être cinq fois plus nombreuse qu’elle ne l’est aujourd’hui, si l’esclavage n’avait pas été pour elle un fléau dévorant. Dans les pays libres, la classe des prolétaires est toujours plus féconde que celle des gens riches. Un contraste bien frappant a lieu dans les Antilles. À Cuba, la population blanche a triplé en cinquante ans ; à

  1. Voyage aux Antilles. — Les Antilles françaises, in-8o. — Si la coquetterie sémillante du style et le don d’amuser, trop rare de notre temps, pouvaient être de quelque poids dans l’affaire en litige, la cause des possesseurs d’esclaves serait assurée ; mais, malgré son incontestable valeur littéraire, le livre de M. Granier de Cassagnac est sans portée sérieuse, sans dangers pour les nègres, parce que l’auteur se réfute lui-même par sa propre exagération.