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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

Porto-Rico, elle s’est accrue de 88 pour 100 en quatorze ans. M. Schœlcher a calculé[1] que, si la race noire de la Jamaïque s’était développée dans les mêmes proportions, elle aurait dû compter, au jour de l’affranchissement, plus de 2,500,000 ames : elle en présenta seulement 350,000.

Il est possible que les adversaires de l’esclavage aient exagéré les horreurs de la traite ; mais M. Granier de Cassagnac fait abus de son talent lorsqu’il adoucit les teintes sombres du tableau au point de nous présenter ce commerce comme inoffensif et licite. Qu’on se figure, sur la plage africaine, un troupeau de misérables créatures, depuis l’enfance jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, garrottées lorsqu’elles sont à craindre ; les unes nées dans l’esclavage, les autres victimes de la guerre ou ravies frauduleusement à ceux qui les aimaient ; toutes également tristes et épouvantées. Arrive le marchand blanc, l’homme civilisé, qui étale sous les yeux du barbare africain des toiles bleues, du tabac, des liqueurs, des fusils, de la poudre ; on fait les lots, on débat les prix : rarement un beau nègre est payé plus de 200 fr. en marchandises dont la valeur réelle est d’environ 120 francs ; puis, on embarque les victimes dans ces maisons flottantes dont elles se font la plus effrayante idée. On les entasse à fond de cale ou dans les entreponts. L’espace réservé aux nègres est rarement assez élevé pour qu’ils puissent s’y tenir debout, et ils sont d’ordinaire tellement serrés, qu’ils n’ont pas la liberté de leurs mouvemens. Ceux qui inspirent des craintes sont assujétis avec des ferremens[2]. C’est ainsi que se fait un trajet de quinze à dix-huit cents lieues. Une chaleur suffocante, des exhalaisons fétides, la mauvaise nourriture, la frayeur, le chagrin, déterminent une mortalité plus ou moins grande qui, parfois, frappe contagieusement les blancs de l’équipage. En pareil cas, les esclaves morts ou devenus infirmes sont jetés à la mer comme marchandises avariées. Dans une pétition présentée aux chambres, en 1826, par d’honorables négocians français, on affirmait que, d’après des documens authentiques, les capitaines des navires négriers jettent tous les ans à la mer plus de 1,500 esclaves vivans, mais, à la vérité, trop mal portans par suite des souffrances qu’ils ont endurées, pour être vendus avec avantage. » La perte re-

  1. Des Colonies françaises : Abolition immédiate de l’Esclavage, 1 vol. in-8o. — Colonies étrangères et Haïti : Résultats de l’Émancipation anglaise, 2 vol. in-8o, chez Pagnerre. — Organe de l’opinion radicale, abolitioniste passionné, M. Victor Schœlcher a publié une série d’ouvrages en faveur des noirs. Tout entier à leur cause, il semble avoir fait abnégation de la vanité littéraire. Son plan est ordinairement indécis, son langage inculte et diffus : du moins la passion conserve toujours chez lui un accent de probité qui commande l’estime, et il faut lui savoir gré des utiles renseignemens qu’il fournit.
  2. Nous ne mentionnerons pas ici certains navires négriers où, suivant les procès-verbaux de saisie, les nègres devaient rester couchés, comme des morts dans le cercueil, dans des casiers de moins de deux pieds de haut ; ce serait, comme nos adversaires, généraliser des exceptions.