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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

meurtrière. M. Granier de Cassagnac avoue que « depuis que les négriers sont réduits à cacher leurs armemens, les installations sont beaucoup moins commodes. » Le voyageur que nous avons déjà cité, M. Gurney, trouva moyen de s’introduire dans ces baraques où l’on dépose les noirs nouvellement débarqués : il y vit avec douleur plusieurs centaines d’enfans « maigres, décharnés, la plupart portant encore sur la peau des traces de meurtrissures et de contusions provenant, selon toute apparence, du frottement de leurs corps contre les parois du bâtiment, où ils avaient été entassés comme des harengs dans une caque. Depuis que les administrateurs des colonies françaises ont pris des mesures de répression loyales et efficaces, le monopole de la traite est exploité par les Espagnols et les Portugais. Ils ont ordinairement pour complices des spéculateurs américains. La plupart des bâtimens employés par les négriers sont construits dans les ports des États-Unis, et une masse considérable de capitaux est engagée par les agioteurs de l’Union dans le commerce des esclaves. Quant aux articles d’échange, ils sortent communément des manufactures anglaises.

Depuis l’origine de la traite, il s’est trouvé dans tous les pays des ames généreuses pour protester contre de telles iniquités ; mais, de même que dans les arts la priorité d’une découverte appartient moins au premier qui émet une idée qu’à celui qui la réalise, on ne doit glorifier dans l’ordre moral que ceux qui ont fait triompher un principe par leur infatigable persistance. Tels furent Thomas Clarkson, qui, dès l’an 1780, fonda une société pour provoquer l’abolition de la traite et de l’esclavage, et surtout Wilberforce, qui pendant vingt ans (de 1787 à 1807) reproduisit à chaque législature sa fameuse motion en faveur des noirs. Ainsi prit naissance ce grand parti abolitioniste, qui ne cessa de grossir depuis cette époque, au point d’imposer les résolutions les plus importantes au gouvernement britannique. Les lois portées contre la traite en 1793 par la convention française, en 1794 par le congrès américain et par le Danemark, ne furent que des hommages rendus à un principe : un acte décisif, et qui doit faire époque dans l’histoire de l’humanité, est l’adoption, en 1807, de la motion de Wilberforce. Le pays qui avait accaparé depuis un siècle le monopole de la traite entra dès-lors dans la voie de l’émancipation, et y marcha avec cette ténacité qui distingue le caractère anglais. Malgré la mobilité des ressorts constitutionnels, le gouvernement, tantôt convaincu, tantôt entraîné, ne cesse d’agir dans le sens des sympathies nationales ; il ne signe plus de transaction diplomatique sans y insérer une clause favorable aux noirs. Sous les murs de Paris en 1814, au congrès de Vienne en 1815, au congrès de Vérone en 1823, ses diplomates obtiennent des grandes puissances l’engagement réciproque de poursuivre les négriers. Auprès des états de second ordre, l’Angleterre agit directement, par voie d’intimidation, par des subventions, des indemnités. En 1810, elle achète l’adhésion du Portugal ; en 1813, celle de la Suède, à qui elle cède la Guadeloupe ; en 1817, celle de l’Espagne, au prix de 10 millions