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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

nombre des mariages, dans quelques-unes des îles émancipées, est déjà plus élevé que dans les principaux pays de l’Europe[1].

Un état qui comprime et détériore les facultés humaines devait fournir des exemples de dépravation maladive. Telle est la rage de l’empoisonnement, trop commune aux Antilles. Le poison n’est pas, comme l’a dit M. Schoelcher, l’arme défensive de l’esclave, la protestation de l’opprimé ; c’est le venin répandu par certaines créatures viciées et malfaisantes. Il y a des noirs qui empoisonnent par vengeance ; le plus grand nombre verse la mort sans intérêt, sans colère, uniquement pour satisfaire des instincts pervertis. Ils tuent ainsi les bestiaux d’une habitation, quelquefois des créatures humaines. On leur attribue une effrayante habileté dans cet art infernal. « Ils empoisonnent à jour fixe, dit M. Granier de Cassagnac, à l’échéance de trois mois, de six mois, d’un an, et ne se trompent jamais. » Comment les nègres apprennent-ils à connaître les plantes vénéneuses ? Où se procurent-ils l’arsenic et les drogues qu’ils emploient aussi, à ce qu’on assure ? Nul ne le sait. On parle, en frissonnant, de conciliabules nocturnes, d’affiliations secrètes ; il y a encore des esprits faibles qui rêvent maléfice et sorcellerie. Quoi qu’il en soit, une vague terreur comprime le maître et le tient continuellement en éveil. Perd-il quelques bestiaux, il voit dans ce sinistre des symptômes de mécontentement. Avant de changer la discipline traditionnelle, il sonde les dispositions de ses ateliers, dans la crainte « d’avoir le poison chez lui. » Bref, si le noir a parfois la monomanie du crime, le blanc semble avoir celle de la peur.

Il y a lieu de croire cependant que ces appréhensions sont exagérées. M. Lavollée fait observer à ce sujet que dans ces climats, où les maladies contagieuses sont fréquentes, rien n’a été fait pour les prévenir ni pour les combattre. À la Martinique surtout, qui est, assure-t-on, le chef-lieu des empoisonneurs, les animaux, après avoir travaillé sous un soleil ardent, sont parqués, la nuit, dans des lieux fangeux et mal abrités. « Les savanes, prairies naturelles qui servent aux pâturages, sont abandonnées à elles-mêmes, sans qu’on prenne aucun soin de l’écoulement des eaux, sans que l’on s’inquiète de les nettoyer des herbes malfaisantes qui croissent partout en abondance. Souvent même c’est au milieu des marais, au sein des miasmes les plus dangereux, qu’on fait paître les animaux des journées entières. » À la Guadeloupe, au contraire, où une agriculture plus avancée diminue les causes d’insalubrité, les épizooties sont si rares, que l’élève des bestiaux est déjà pour quelques planteurs une spéculation profitable. Par la même raison sans doute, « le poison, suivant M. Granier de Cassagnac, a toujours été inconnu dans les îles anglaises, et il l’est encore dans les îles espagnoles. Les empoisonneurs sont généralement exportés à Porto-Rico, et ils n’empoisonnent plus

  1. On compte en Angleterre, chaque année, 1 mariage sur 128 personnes ; en Prusse, 1 sur 200 ; en France, 1 sur 131 ; en Belgique, 1 sur 144. Pendant l’année 1839, on a compté à la Jamaïque 1 mariage sur 100 personnes, et à Antigue 1 sur 133.