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dès qu’ils y sont. » Il est à noter enfin que le poison était inusité, même à la Martinique, au XVIIe siècle, puisque le Code noir n’en parle pas, et que mention en a été faite pour la première fois dans un acte législatif de 1724. De nos jours même, les médecins, les vétérinaires, appelés judiciairement à faire des autopsies, n’ont presque jamais reconnu des symptômes qui pussent être attribués avec certitude à des actes criminels. De ces faits, les gens calmes et modérés aiment à conclure qu’il y a beaucoup d’exagération dans tout ce qu’on débite. Probablement le poison est devenu un agent mystérieux et terrible comme ces êtres idéalisés par les superstitions populaires. Les imaginations faibles, les natures viciées, ont contracté une irritabilité pernicieuse. Il y a eu des crimes : quelquefois la fureur homicide a dégénéré en monomanie contagieuse, ainsi qu’il arriva à la Martinique en 1822 ; mais on aurait tort de voir là l’indice d’une dépravation particulière à la race africaine : ce fut seulement une contagion morale, comme celles qui affligent parfois les sociétés le mieux constituées.

Quant à l’insouciance, à la paresse innée, principal reproche adressé aux noirs, est-il nécessaire de les en justifier ? Indifférent au résultat de son travail, ne supportant pas, comme l’homme libre, la responsabilité de sa conduite, le nègre esclave travaille tout juste autant qu’il faut pour éviter les coups. Cette disposition le rend tellement routinier, qu’il oppose une invincible inertie aux innovations, même à celles qui seraient de nature à lui épargner quelque fatigue. On a vu des nègres de la Jamaïque se refuser long-temps à remplacer le panier par la brouette, et ils ne consentirent d’abord à l’employer qu’à condition de la porter sur la tête, comme ils avaient coutume de faire avec les paniers. C’est que l’esclave ne livre à son maître que le mouvement automatique de son corps, en lui refusant autant que possible son intelligence. On a signalé souvent quelque chose d’enfantin dans le caractère des nègres : ne sont-ils pas en effet de grands enfans qui n’ont pas encore senti l’importance et la dignité du travail ? Comme l’enfant, le nègre a besoin de gesticuler pour se sentir vivre : de là sa passion frénétique pour la danse ; comme l’enfant encore, il a l’heureux privilége de s’isoler du monde, où il ne vit pas pour son compte, et de caresser des émotions factices : il parle et se répond à lui-même ; si l’idéal dans lequel flotte sa pensée était plus relevé, nous dirions qu’il est poète. Au jardin, à l’atelier, il se trouve toujours un chanteur pour roucouler une interminable complainte dont le refrain est repris en chœur par tous les ouvriers. Dans les circonstances solennelles, l’émotion commune est traduite par des chants qu’un improvisateur commence et auxquels toutes les voix s’unissent. Suivez des yeux cet esclave qui marche nonchalamment courbé sous son fardeau ; il murmure une espèce de chant dont les paroles improvisées se rapportent à la belle fille qu’il va voir la nuit, au camarade dont il est jaloux, au châtiment qu’il craint, à la vengeance qu’il médite. En cheminant ainsi, il passe devant quelque vieux nègre hors de service, qui, accroupi au pied d’un arbre, retiré en lui-même, et dans une sorte d’extase, marque un rhythme vigoureux