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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

tions montaient à 283 millions, c’est-à-dire à une somme qui atteint, à 35 millions près, la valeur approximative de toutes les propriétés de l’île et de ses dépendances. Les colons poussent, assure-t-on, la négligence jusqu’à ne pas faire opérer la radiation des dettes éteintes, et on va jusqu’à dire qu’il faudrait réduire de plus de moitié le chiffre des inscriptions. Quel que soit en réalité le montant de la dette hypothécaire, elle constitue une charge écrasante, sans préjudice des simples engagemens commerciaux.

La pénurie étant générale, chacun sentant qu’il peut être au premier jour en butte aux poursuites judiciaires, il en résulte que toutes les sympathies sont pour celui qui ne paie pas ses dettes. Une sorte d’assurance mutuelle des débiteurs contre les créanciers fait échouer tous les moyens de contrainte. « La saisie-arrêt (opposition mise sur les recouvremens) est le plus souvent illusoire par suite du défaut de numéraire. La saisie-brandon (saisie des récoltes sur pied) y est aussi à peu près impraticable. Quant à la saisie-exécution (saisie exécutée au domicile du débiteur), les frais en couvrent presque toujours le montant. Resterait au créancier la saisie-immobilière (vente des biens-fonds) : le système hypothécaire existe ; mais il s’arrête devant l’expropriation forcée dont l’exécution est suspendue[1]. » On retrouve là encore les traditions de l’ancien régime. À une époque où les plantations étaient moins nombreuses et plus considérables, on regardait comme impossible de les aliéner. Le capital disponible a toujours été trop rare dans les colonies pour qu’une grande propriété y pût être vendue sans une dépréciation ruineuse. Une vente partielle est à peu près impraticable. Les esclaves, évalués comme meubles, représentent les deux cinquièmes de la valeur du domaine, c’est-à-dire qu’une plantation de 500,000 francs renferme une population noire de 200 individus estimés en moyenne à 1000 francs par tête. Autoriser la saisie des esclaves d’un débiteur, ce serait suspendre l’exploitation ; saisir les terres et les équipages d’atelier, ce serait affamer les esclaves. Telles sont les considérations qui ont fait interdire, dans nos possessions américaines, la vente des immeubles par autorité de justice. Quelle que soit la force des argumens qui justifient cette illégalité, ils sont réfutés par le fait. L’île Bourbon a admis l’expropriation forcée, et elle s’en trouve bien.

En répudiant ainsi notre code civil, les colons nécessiteux repoussent ses dispositions favorables, on peut le dire, au débiteur lui-même, parce qu’elles sauvent son crédit en sauvant son honneur. Le plus grand vice d’une législation impuissante, est de conseiller les manœuvres frauduleuses. Telle est l’opération connue dans les Antilles sous le nom de blanchissage. Le débiteur, après avoir exagéré la première créance inscrite sur sa propriété, en dédommage secrètement le porteur. Le bien grevé d’hypothèques est ensuite mis en licitation pour être vendu par folle enchère, au comptant et en espèces. La rareté du numéraire éloignant les acquéreurs, le bien est adjugé au com-

  1. Déposition de M. Bernard, procureur-général de la Guadeloupe, devant la commission coloniale.