Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/206

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
200
REVUE DES DEUX MONDES.

plice du vendeur pour le prix de sa créance frauduleuse. Alors, au moyen d’une contre-lettre, ou par l’effet d’une vente simulée à l’un des parens du débiteur, l’adjudicataire rétrocède les droits qu’il vient d’acquérir. Le gage hypothécaire étant anéanti, toutes les créances sérieuses deviennent nulles et sans objet. On porte à soixante, pour la Guadeloupe seulement, le nombre des habitations qui ont été blanchies par cette manœuvre odieuse.

Est-il donc étonnant que le crédit soit à peu près nul dans les Antilles ? On n’oserait pas même flétrir du nom d’usurier les capitalistes qui, ayant à courir de tels risques, se réservent les chances d’un bénéfice énorme. Suivant M. Lavollée, l’intérêt ordinaire et avoué de l’argent est de 12 pour 100 ; mais le prêteur, répugnant à paraître dans des transactions usuraires, confie ses fonds à des courtiers qui exigent le renouvellement de l’obligation tous les trois mois, avec une commission de 1 pour 100 chaque fois, ce qui élève à 16 pour 100 l’intérêt annuel. Vienne une crise, la prime d’assurance s’élèvera à 2 et 3 pour 100, non plus par trimestre, mais par mois. Tous les achats étant faits à crédit, les vendeurs augmentent dans une même proportion le prix de leurs marchandises, car ils veulent à leur tour se ménager une prime d’assurance pour les risques qu’ils ont à subir : alors le renchérissement est tel, même pour les objets de consommation courante, qu’il constitue une différence de 30 pour 100 entre les achats au comptant et les achats à terme. Quoique disposés à tous les sacrifices, les colons ne seraient pas certains d’obtenir à souhait le capital circulant dont ils ont besoin pour vivifier leurs travaux. Toute entreprise se met en relation directe avec un commissionnaire, qui est ordinairement un négociant armateur ou un courtier de la métropole. Celui-ci pourvoit aux besoins journaliers de son commettant : il fournit à la première demande les ustensiles et les approvisionnemens de toutes sortes ; en retour, le colon alloue à son commissionnaire un intérêt de 5 pour 100 sur les fournitures faites n’importe à quelle époque de l’année, et il lui adresse ses produits comme nantissement. Le commissionnaire en opère la vente, et se couvre de ses avances avec tous les frais accessoires de transports, de douanes et d’emmagasinage. De tels services sont sans doute payés bien cher, il est peu de créoles qui ne maudissent leurs officieux correspondans ; mais quel moyen de s’en passer ? Chaque jour ajoute un nœud de plus au réseau d’engagemens qui les enlace, et présentement, dit-on, les colonies ne doivent pas moins de 60 millions aux ports de mer. Pour comble de malheur, ces manœuvres irrégulières, cette complication d’intérêts, donnent lieu à des procédures interminables : il est constaté qu’à la Martinique, les frais judiciaires s’élèvent à 1,800,000 francs par année.

Si les colons avaient du moins la consolation des joueurs qui se ruinent ; s’ils pouvaient caresser l’espoir d’une veine meilleure ! Mais l’illusion ne leur est pas même permise. Un retour de prospérité commerciale semble impossible dans les conditions présentes du travail. Un entrepreneur obéré produit nécessairement à des prix désavantageux : chacune de ses opérations étant