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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/209

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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

Il convient de remarquer que la période postérieure à l’acte de 1833 se décompose en deux époques de quatre années, savoir : temps d’apprentissage (1834-37), pendant lequel le travail était obligatoire pour les affranchis, et régime de liberté absolue (1838-41), pendant lequel les noirs ont été livrés à leurs propres instincts. Les débuts du travail libre jetèrent les amis des noirs dans l’inquiétude et le découragement. La première année de liberté, préparée, il est vrai, par la discipline de l’apprentissage, avait fourni 209 millions de kilogrammes de sucre. La troisième année, la production tomba à 139 millions ; mais, dès l’année suivante, s’est manifesté un retour d’activité qui ne s’est plus ralenti. Les quantités obtenues remontèrent à près de 143 millions de kilogrammes en 1841, et en 1842 dépassèrent 160 millions. Relativement au rhum et au café, en comparant les résultats du travail forcé à ceux du travail plus ou moins libre, on trouve un déficit qui varie du cinquième au tiers dans les quantités produites ; mais, de même que pour les sucres, la différence est à peu près compensée, au profit des colons, par l’élévation des prix de vente.

Ainsi donc, livrés à eux-mêmes et dans des conditions très favorables à la paresse, les noirs ont employé volontairement au travail les trois quarts du temps qu’ils étaient forcés d’y consacrer dans l’état d’esclavage. Il serait même injuste d’attribuer uniquement à l’inconduite des affranchis la diminution des récoltes. Combien d’autres causes ont contribué au déficit ! Il est avéré que la période de liberté s’est composée de saisons sèches et ingrates, tandis que les quatre années de l’esclavage prises pour point de comparaison ont présenté une succession de saisons favorables. La récolte du café a baissé progressivement depuis plusieurs années, non-seulement dans les îles émancipées, mais dans toutes les Antilles. Ce phénomène a pour cause une maladie dont l’arbuste est atteint, et qui obligera les colons à renouveler tous les plants. La détresse financière n’était pas moins grande, avant l’émancipation, dans les colonies anglaises que dans les nôtres. Un propriétaire de la Trinité, M. Burnley, a déclaré que les neuf dixièmes de l’indemnité étaient restés dans la métropole pour y éteindre les dettes hypothécaires. Forcés d’abandonner à leurs créanciers les capitaux qui devaient salarier le travail libre, beaucoup de planteurs renoncèrent à la culture tropicale et transformèrent leurs domaines en pâturages. On en cite même qui, par dépit ou par découragement, laissèrent leurs champs en friches : ils avaient prophétisé que les noirs resteraient dans le désœuvrement ; ils se ruinèrent pour n’en avoir pas le démenti.

Ne faut-il pas enfin faire la part du dérangement des habitudes, de l’effervescence inévitable au début du nouveau régime ? Cette fièvre de liberté qui donne le vertige aux nations vieillies lorsqu’elles réalisent quelqu’une de leurs illusions politiques, était-il possible que les noirs n’en subissent pas l’atteinte en passant d’un état bestial à la dignité de citoyens ? Ils pourront donc travailler et se reposer à leurs heures, quitter les maîtres trop exigeans, devenir riches peut-être ! Ils pourront aimer ces belles campagnes dont les échos ne