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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/215

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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

dès le premier jour, dans la condition des vieilles sociétés européennes, et, partagée entre 169 propriétaires à qui il était possible de s’entendre, elle est restée forcément dans son ancien cadre. Sans repousser cette explication, nous attribuerons avant tout la bonne conduite des noirs aux dispositions conciliantes des maîtres. Tandis que les planteurs de la Jamaïque exigeaient de leurs anciens esclaves des loyers exorbitans, les affranchis d’Antigue conservaient gratuitement la jouissance des logemens et des jardins ; on a vu même beaucoup de colons remplacer les anciennes cases par des maisonnettes commodes et élégantes, afin de retenir les ouvriers, dont ils craignaient l’éloignement. Les abolitionistes se sont autorisés du succès phénoménal obtenu à Antigue, pour conclure en faveur d’une émancipation en masse et sans transition, avec une indemnité allouée aux propriétaires. Il y aurait, ce nous semble, beaucoup de témérité à répéter l’expérience sur une plus grande échelle et dans des conditions différentes. M. Rossi, qui s’est montré, dans les délibérations préparatoires, hardi et pénétrant, n’a pas transigé avec le libéralisme éclairé qu’il professe. Peu s’en est fallu qu’au sein du comité colonial, l’autorité de sa parole n’acquît une majorité au système d’Antigue. Cependant, la difficulté d’obtenir immédiatement une indemnité suffisante, les hasards d’une épreuve dont l’insuccès ruinerait nos colonies, ont été exposés par M. de Broglie, dont l’avis négatif a prévalu.

En opposition formelle avec le précédent système, beaucoup de personnes jugent préférable de prolonger l’expérience pour éviter les secousses, de libérer les noirs partiellement et progressivement, dans l’espoir de préparer les esprits et de concilier les intérêts. Un plan émané des colonies aurait pour but de substituer le servage à l’esclavage, d’attacher les noirs à la glèbe, en leur accordant, tous les trois ans, un jour de plus par semaine, de façon à préparer leur libération en dix-huit ans. Suivant M. Agénor de Gasparin, auteur d’un livre intitulé Esclavage et Traite, il suffirait de permettre à l’esclave adulte de se libérer progressivement, c’est-à-dire de racheter un à un et successivement tous les jours de la semaine. Il serait trop long de mentionner les autres projets fondés sur les mêmes bases. Ce partage du travail entre le maître et l’esclave aurait de graves inconvéniens. Le travailleur, être passif aujourd’hui, et demain citoyen libre, se réserverait à coup sûr pour les jours où il s’appartiendrait à lui-même : ce serait mettre l’homme blanc aux prises avec le noir, et le noir aux prises avec sa conscience. Cette faculté qu’il faudrait accorder à l’esclave de se racheter avec ses économies, et contre le vœu de son maître, a été repoussée dans la plupart des colonies, non pas par des raisonnemens, mais avec des cris de fureur. On conçoit que les ouvriers les plus intelligens, les plus laborieux, se rachèteraient les premiers ; il ne resterait bientôt plus dans les ateliers que les sujets rétifs ou inertes. Il suffirait de la désertion subite du commandeur, du raffineur, du charpentier, pour entraver une sucrerie : un spéculateur riche désorganiserait à volonté les ateliers de ses concurrens, en débauchant ses meilleurs auxiliaires. Aujourd’hui, il est de l’intérêt et de la vanité du