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une orgie. Désespérant de la postérité, n’y croyant pas, sentant bien, si jamais ils y pensent, qu’elle ne réserve son attention calme qu’à des efforts constans, élevés, désintéressés, ils convoitent le présent pour y vivre et en jouir, et ils le convoitent si bien, avec tant d’ardeur et de fougue, qu’ils semblent parfois l’avoir conquis tout entier d’un seul bond, d’un seul assaut. Mais, comme la conscience de leur usurpation les tient, pareils à ces empereurs nés d’une émeute, c’est à qui dévorera son règne d’un moment. En quatre ou cinq années (terme moyen), ils ont usé une réputation qui a eu des airs de gloire, et avec elle un talent qui finit presque par se confondre dans une certaine pétulance physique. Ils se sont mis tout d’abord sur le pied de ces chanteurs que la grosse musique fatigue et qui se cassent la voix.

L’épicuréisme, mais un épicuréisme ardent, passionné, inconséquent, telle est trop souvent la religion pratique des écrivains d’aujourd’hui, et presque chacun de nous, hélas ! a sa part dans l’aveu. Comment, après cela, s’étonner que l’arbre porte ses fruits ? Dante inscrivait à la fin de chaque livre de son poème sa devise immortelle, son vœu sublime : Stelle… alle stelle ! La devise de bien des nôtres serait en franc gaulois : Courte et bonne !

Ce hasard et cette fougue dans les impulsions, cette absence de direction et de conviction dans les idées, jointe au besoin de produire sans cesse, amènent de singulières alternatives de disette et de concurrence, des reviremens bizarres dans les entreprises, un mélange d’indifférence pour les sujets à choisir et d’acharnement inoui à les épuiser. Par exemple, n’en est-il pas aujourd’hui de certaines époques historiques comme du parc de Maisons ? on les découpe, on les met en lots. Ainsi le XVIIIe siècle, ainsi les deux régences qu’exploite à l’envi une escouade d’écrivains, dont quelques-uns d’ailleurs bien spirituels. Demain ce sera les pères de l’église ; avant-hier, c’était le moyen-âge. On traite ces époques comme des terrains vides où la spéculation se porte et où l’on bâtit.

On pourrait pousser long-temps cette suite de remarques ; mais, en réunissant des traits que je crois vrais de toute vérité, je ne prétends pas former un tableau. Il y a surtout à dire, à répéter, à la décharge des hommes de talent de nos jours, qu’il circule dans l’atmosphère quelque chose de dissolvant, et que là où se tient le gouvernail, on n’a rien fait, ni sans doute pu faire, pour y obvier. Napoléon était de ceux qui sentent tout ce qu’une grande époque littéraire ajoute à la gloire d’un règne ; il essaya de classer, d’échelonner sur