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marquise, la valeur de la poésie et l’agréable tournure du poète se confondaient tellement, que peu à peu il lui devint à peu près impossible de penser à l’une sans songer en même temps à l’autre. De tous les hommes en qui depuis six ans elle avait cru successivement reconnaître un mérite supérieur, aucun, il faut en convenir, ne possédait les manières élégantes, le vif regard, le sourire caressant qui rehaussaient les œuvres poétiques du vicomte. Parmi les gens de talent, la beauté est une exception si rare, que, lorsqu’elle se rencontre, son attrait devient presque irrésistible. Aussi déjà Mme de Pontailly comparait mentalement Moréal à lord Byron, le seul poète contemporain qui ait eu la figure de son génie.

À mesure que la marquise subissait le charme qui l’entraînait vers le protégé de son mari, sa nièce lui devenait importune, et bientôt ce sentiment prit le caractère d’une véritable aversion. Eh quoi ! ce jeune et beau poète, destiné peut-être à illustrer son pays, déposerait ses lauriers aux pieds d’une petite fille sans instruction comme sans usage, et à coup sûr incapable de le comprendre ! Cette idée n’était-elle pas odieuse ? C’est qu’on avait vu plus d’un talent né pour l’immortalité avorter tristement par l’effet d’une union mal assortie ? Et quel malheur pour l’art lorsqu’un de ces aiglons tombait au filet d’une créature vulgaire et inintelligente qui, par mesure d’économie domestique, croyait faire merveille en lui coupant les ailes ! Tel serait sans doute le destin du vicomte s’il épousait Mlle Chevassu, cette pensionnaire insignifiante qui n’avait pour elle que la beauté qu’on a toujours à dix-huit ans. Alors adieu l’inspiration brûlante, adieu l’élan sublime, adieu la fantaisie aux ailes diaprées et chatoyantes, adieu la poésie, adieu l’art !

Par amour pour l’art, ce fut là du moins le seul motif qu’elle s’avoua, Mme de Pontailly décida qu’elle ne contribuerait en aucune manière au mariage d’Henriette et du vicomte.

Le soir, la marquise conduisit sa nièce à l’Opéra ; Moréal fut un des premiers hommes qu’elles aperçurent au balcon, mais elles ne se communiquèrent pas leur remarque. Malgré le désir qu’il en avait, le vicomte n’osa se présenter dans la loge de Mme de Pontailly, car il y entrevoyait au dernier plan le buste sévère de M. Chevassu. Poussé par ce besoin de locomotion qui tourmente en pareil cas les amoureux, il quitta sa stalle pendant un entr’acte, et sans doute il allait rôder mélancoliquement près de la loge interdite, lorsque dans le corridor il rencontra le marquis.

— Pas d’enfantillage, lui dit celui-ci en l’arrêtant par le bras ; le