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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/241

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UN HOMME SÉRIEUX.

bien qu’un autre que toi vînt me dire que, quand tu pleures, ce n’est rien. C’est beaucoup au contraire, beaucoup trop, car je n’entends pas que ma petite nièce ait du chagrin. Écoute, continua le vieillard en baissant encore la voix, assieds-toi ici, près de moi, et prends la Gazette ; si ta tante nous surprenait, je lui dirais que, me sentant la vue fatiguée, je t’ai priée de me lire les nouvelles étrangères. Ce serait un gros mensonge, car mes yeux sont excellens ; mais cela regarde ma conscience.

La jeune fille examina son oncle d’un air étonné et prit le journal qu’il lui présentait.

— Dois-je vous lire d’abord les nouvelles d’Espagne ou celles d’Orient ? demanda-t-elle en s’asseyant.

— Il s’agit bien de l’Espagne ou de l’Orient, répondit M. de Pontailly ; il s’agit de toi, mon enfant, et cela m’intéresse un peu plus que ne pourraient le faire Méhémet-Ali ou Cabrera. Ta tante t’a fait pleurer, je veux essayer de te faire sourire. Écoute-moi. Je suis vieux, je ne suis pas beau, bien au contraire ; je suis vif, brusque, emporté même, et tu pourrais fort bien me croire un méchant oncle sans que j’eusse le droit de me plaindre.

— Oh ! mon oncle, pouvez-vous supposer cela ?

— Je te dis que je ne me fâcherais pas, car enfin tu ne me connais pas encore ; mais j’espère que nous allons faire connaissance.

— Pardonnez-moi, mon oncle, je vous connais déjà fort bien ; mon frère m’a si souvent parlé de vous…

— Ah ! et que t’a-t-il dit de moi, ce bon sujet ?

— Que vous étiez le meilleur des hommes ; qu’il vous devait la plus vive reconnaissance pour la bonté avec laquelle vous aviez réparé ses folies…

— Bien, bien ; en attendant, qu’il n’y revienne plus. J’ai décidé qu’il trouverait dorénavant en moi un oncle inexorable. Il n’en sera pas de même pour toi, ma petite Henriette ; je sais que tu ne m’enverras jamais de mémoires à payer, mais tu pourrais peut-être avoir quelque autre chose à me demander.

— Moi, mon oncle ? dit Henriette, qui rougit en pensant que M. de Moréal était l’ami du marquis.

— Vous-même, ma nièce, reprit le vieillard avec son malicieux sourire, et votre rougeur me dit que j’ai deviné. Allons, nous sommes seuls, et je vois que tu n’as pas envie de dormir. Conte-moi tout cela ; je ne te gronderai pas. Tu aimes donc Moréal ?

Au lieu de répondre, Henriette baissa les yeux ; car, si les sévères