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REVUE DES DEUX MONDES.

— Pourquoi vous blâmerais-je, mon frère ?

— C’est que vous disiez…

— Que disais-je ? que votre gendre devait être un homme honorable. Puisqu’aucune tache ne souille plus la réputation de M. Dornier, l’exclusion dont il me semblait devoir être frappé tombe d’elle-même.

— Je suis charmé de vous entendre parler ainsi, car je pense absolument comme vous.

— De quoi est-il question ? demanda M. de Pontailly ; voilà cinq minutes que je vous écoute sans vous comprendre.

— L’affaire cependant est assez claire, répondit le député d’un air de persiflage ; la lettre que vous venez de lire a levé le seul obstacle qui pût m’empêcher d’accorder à Dornier la main de ma fille. Avant six semaines, ils seront mariés.

Le marquis se mordit les lèvres, et se tourna vers sa femme :

— Vous approuvez cela ? lui demanda-t-il en la regardant avec attention.

— Complètement, répondit Mme de Pontailly d’un ton froid.

Le vieillard ne répliqua pas, mais il fronça les sourcils et examina un instant son beau-frère et sa femme de l’air dont sur le terrain on mesure son adversaire ; puis, saisissant tout à coup un des cordons de sonnette de la cheminée, il le tira de manière à briser les ressorts. Au bruit de cette sonnerie violente, un domestique accourut.

— Pourquoi ne sert-on pas le déjeuner ? demanda le marquis d’une voix tonnante qu’aurait pu lui envier le député.

La réhabilitation d’André Dornier s’était opérée sans opposition. M. Chevassu, au fond, redoutait de rompre avec un homme qui lui était devenu nécessaire ; aussi fut-il fort satisfait de le voir justifié. La marquise n’avait qu’un seul grief contre son ancien favori, et, puisque l’injustice de ce grief était reconnue, pourquoi aurait-elle contribué à briser l’obstacle le plus sérieux qui séparât sa nièce du vicomte de Moréal ? Enfin, quoiqu’il n’aimât pas Dornier, M. de Pontailly avait trop de loyauté pour chercher à lui nuire au moment même où il croyait lui devoir une sorte de réparation,

D’un tacite accord, il ne fut question, pendant le déjeuner, ni de la lettre de Prosper, ni de ses conséquences. Ainsi rien ne troubla la sérénité d’Henriette, dont la rayonnante gaieté attira plus d’une fois un nuage sur le front de son oncle.

— Pauvre enfant, se disait le vieillard ; tu chantes comme l’oiseau que tient en joue le chasseur : tout le monde conspire à te marier