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UN HOMME SÉRIEUX.

avec ce cuistre, et il ne te reste que moi ; mais, mordieu ! comme dit Médée, c’est assez.

XIV.

Aussitôt après le déjeuner, M. de Pontailly sortit ; mais avant de commencer les démarches qui devaient, selon toute apparence, rendre la liberté aux deux prisonniers, il se rendit chez Moréal ; en quelques mots, le vieillard le mit au courant.

— Voilà votre rival ressuscité, lui dit-il en finissant. C’est ici qu’il faut manœuvrer habilement. J’ai un projet, mais il est hasardeux, et, avant de l’exécuter, nous ne devons négliger aucune autre ressource. Mon beau-frère a dû aller avec Henriette chez une de leurs parentes ; il n’est qu’une heure et demie, Mme de Pontailly est encore chez elle ; allez-y, insistez pour entrer, forcez la consigne s’il le faut, parlez à ma femme comme on sait parler quand on est amoureux ; soyez éloquent, persuasif, pathétique ; vous la toucherez, à moins qu’elle n’ait en tête quelque endiablé dessein que je crois entrevoir, mais j’espère me tromper. Si vous triomphez, partie gagnée, car Chevassu n’osera jamais lutter sérieusement contre sa sœur ; si vous échouez, alors en avant les grands moyens.

Vingt minutes après, Moréal entrait chez Mme de Pontailly, qui demeurait rue Laffite, à peu de distance de l’hôtel de Castille ; quoique la voiture de la marquise fût déjà tout attelée dans la cour, il fut reçu sans difficulté. Fort méthodique dans ses habitudes, Mme de Pontailly, en attendant deux heures, lisait une revue étrangère. À la vue du vicomte qui s’avança vers elle d’un air ému, elle sourit fort gracieusement en lui désignant un fauteuil. Depuis deux jours, soit que le voisinage d’une jeune fille charmante lui inspirât une sorte d’émulation, soit qu’elle obéît à un instinct plus doux que celui de la vanité, la marquise apportait aux détails de sa toilette certaines modifications où se trahissaient des intentions assez mondaines. C’est ainsi qu’elle avait substitué aux couleurs sérieuses des nuances plus tendres, et remplacé les bijoux par les fleurs ; imprudence où tombent volontiers les femmes chez qui se prolonge indéfiniment le désir de plaire. À cette tentative de rajeunissement, Mme de Pontailly avait seulement gagné l’apparence de quelques années de plus, et dans ses frais atours sa mûre beauté rappelait ces précieux tableaux un peu ternis auxquels on a mis un cadre neuf.

À vrai dire, ce que ressentait depuis quelques jours la marquise,