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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/263

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UN HOMME SÉRIEUX.

cette grande passion ; peut-être même seriez-vous assez embarrassé de dire lequel de ces trois élémens y domine les deux autres.

— Ce que vous nommez le caprice, sans aucun doute, dit Moréal en affectant à son tour un air enjoué ; mais après cela je dois avouer que je déteste cordialement M. Dornier, et que j’aurais un plaisir tout particulier à lui donner une marque durable de mes sentimens.

La manœuvre ne manquait pas d’habileté. Le vicomte s’était dit :

— Si ce docteur en jupons a les dispositions évaporées que je lui suppose, il doit peu lui coûter d’opter entre Dornier et moi. Pour peu que je parvienne à lui représenter un duel comme inévitable, si nous nous rencontrons de nouveau dans son salon, nul doute que mon rival ne soit congédié. Moréal se trompa dans son calcul, car la marquise n’était pas femme à s’inquiéter pour si peu de chose qu’un duel.

— Laissons là M. Dornier et toutes ces folies, dit-elle en minaudant ; revenons à vos vers.

— Encore ! pensa le vicomte, qui pour la première fois de sa vie prit sérieusement en haine son recueil de rimes.

— Ô poésie ! reprit Mme de Pontailly en se posant dans l’attitude de la Corinne de Gérard ; parfum doux comme la rose et religieux comme l’encens, suave harmonie digne du concert des anges, inspiration du cœur que le cœur seul peut comprendre !

— Ô Phébus ! se dit Moréal, quel crime ai-je commis pour me voir contraint d’avaler, doux comme miel, ton galimatias ?

— Dites-moi, poursuivit la marquise avec un regard langoureux, ne trouvez-vous pas qu’il y a dans cet art divin je ne sais quoi de sympathique, d’électrique, dont l’étincelle parfois fait vibrer au même unisson deux ames jusqu’alors étrangères l’une à l’autre, mais qui dès la première rencontre se reconnaissent et sentent qu’elles sont sœurs ?

— Assurément, madame, la sympathie… de l’unisson… ainsi que la fraternité des ames…

Le poète balbutiait des mots sans suite, car, attiré malgré lui sur un terrain de plus en plus glissant, il commençait à être inquiet du dénouement ; heureusement cet embarras, qui ne manquait pas d’impertinence, fut attribué par la marquise au trouble que jette dans le cœur une passion naissante.

— Il est ému, se dit-elle avec ravissement ; à peine ose-t-il me regarder ; le cœur lui bat, j’en suis sûre… Ah ! je suis belle encore.

Ce fut comme un printemps nouveau qui s’épanouit subitement