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UN HOMME SÉRIEUX.

— Oh ! je connais la cause de votre haine, interrompit avec un rire amer André Dornier.

— Ma haine ! reprit Henriette d’un air hautain, je trouve la prétention un peu orgueilleuse ; la haine occupe, et je ne pense jamais à vous.

— Peut-être parce que vous pensez sans cesse à un autre, dit le journaliste en regardant ironiquement son rival.

— Cette fois, je ne vous démentirai pas, répondit la jeune fille, qui, voyant Moréal frémir de colère, lui jeta un regard suppliant, et continua fièrement : Il est un homme à qui je pense sans cesse, car il m’aime pour moi et non pour ma fortune. Maintenant, vous en savez assez, et je n’ai plus rien à vous dire.

Par un mouvement digne d’une reine, Henriette porta la tête en arrière, écrasa Dornier du regard, et, sans ajouter un mot, lui montra la porte. À ce geste, l’ami de M. Chevassu devint fort pâle, et pendant un instant sa physionomie prit une expression effrayante ; mais presque aussitôt un sourire qui eût enlaidi un mort se dessina sur ses lèvres blêmies ; il se tourna lentement vers le vicomte, et d’une voix où il eût été impossible de découvrir le moindre symptôme d’émotion :

— Monsieur de Moréal, dit-il, me fera-t-il l’honneur de sortir avec moi ?

— Je suis à vos ordres, répondit le vicomte, qui s’efforça d’égaler ce rare sang-froid.

En punissant par une éclatante marque de mépris les injurieuses insinuations de l’homme qu’elle détestait, Henriette avait savouré un instant l’acre plaisir de la vengeance ; mais, dès qu’elle comprit le danger qu’allait courir Moréal, une inexprimable inquiétude remplaça sur ses traits l’impression du triomphe.

— Vous ne sortirez pas, lui dit-elle avec cette impérieuse véhémence que montrent parfois les femmes lorsqu’elles pressentent que l’obéissance à leurs ordres est impossible.

— Vous sortirez, pardieu ! répondit une forte voix en dehors du salon ; en même temps la porte s’ouvrit avec bruit, et M. de Pontailly apparut, moins majestueux, mais presque aussi fulgurant que le dieu qui présidait au dénouement des tragédies antiques.

Le vieillard regarda alternativement avec beaucoup d’attention les trois acteurs de la scène orageuse qu’il venait d’interrompre ; puis s’adressant à sa nièce :

— Voici l’heure de votre maître de piano, lui dit-il d’un ton plus sérieux que de coutume ; n’allez-vous pas répéter vos exercices ?