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UN HOMME SÉRIEUX.

— Peut-être craignait-il que l’homme qui l’interrogeait ne fût un espion ? dit Moréal.

— C’est ce qu’il m’a dit lorsque je lui ai reproché son apostasie. Il voyait des espions partout. À l’entendre, le faux monnayeur lui-même, cet éloquent tribun, n’était autre chose qu’un mouchard, ce qu’on nomme en langage d’argot un mouton, chargé de faire jaser les détenus.

— Mais c’est fort possible, observa le marquis.

— Et qu’importe ? reprit Prosper avec chaleur ; un patriote, un républicain, doit confesser sa foi devant ses ennemis comme devant ses amis, et sur l’échafaud même. Si Dornier n’est pas un faux frère, il est du moins un homme sans énergie, et je n’estime pas plus l’un que l’autre. Celui qui renie son opinion est capable de la trahir.

— Tu es peut-être trop sévère pour Dornier, mais ce n’est pas moi qui prendrai sa défense, car c’est un sournois dont je me défie depuis que je le connais.

— Je ne lui ai pas caché ma manière de voir ; il a fait le chien couchant, selon son habitude, mais j’ai refusé de lui donner la main, et quand j’ai refusé ma main à un homme, tout est fini entre nous.

— Et lorsque au contraire vous la lui donnez ? dit Moréal en souriant.

— Ami alors, à pendre et à dépendre.

— En ce cas, reprit le vicomte avec enjouement, je vous ferai observer que tout à l’heure nous nous sommes donné la main, et que par conséquent nous devons être amis.

— Pourquoi pas ? répondit l’étudiant sur le même ton, si je vous ai cherché une querelle d’Allemand, c’était uniquement par amitié pour ce renégat de Dornier. Maintenant que le motif de ma prise d’armes n’existe plus, je ne demande pas mieux que de voir en vous ce que vous êtes réellement, un excellent garçon.

— Vous serait-il trop désagréable d’y voir quelque chose de plus ?

— Un beau-frère, n’est-ce pas ? Vous y tenez furieusement, à ce qu’il paraît. Sans vos diables de parchemins, je ne dis pas…

— Ah çà ! roturier de nom et d’armes que tu es, il te sied bien de médire des parchemins, s’écria le marquis ; ton père a tout un casier de sa bibliothèque rempli des titres de votre famille.

— Mon père est un aristocrate déguisé en patriote.

— Et toi un fou sans déguisement.

— Vous seriez bien fâché que je fusse plus raisonnable.

— Tu auras cependant la bonté de l’être une fois dans ta vie et