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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/30

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REVUE DES DEUX MONDES.

— On m’y verra, pas plus tard qu’aujourd’hui. Je recruterai mes amis de l’école ; il y a parmi eux des gaillards déterminés. Il faut que vous soyez des nôtres ; quand nous ne ferions que rosser trois ou quatre sergens de ville, ce sera toujours cela.

En devisant ainsi, les deux amis avaient suivi le boulevard et étaient arrivés devant le passage des Panoramas. En ce moment, Prosper sentit entre ses jambes un corps étranger, dont la brusque irruption le fit trébucher. Il se retourna vivement, et aperçut à ses pieds le vagabond Justinien. Le pauvre animal n’avait plus de collier, mais, par compensation, sa tête était ornée d’un bouchon de paille, insigne de la condition vénale où il était tombé depuis le matin, et, malgré ses efforts pour s’échapper, il était mené en laisse par un jeune homme à figure judaïque, coiffé d’une casquette de peau de loutre et vêtu d’une sale redingote à brandebourgs.

— Justinien ! s’écria l’étudiant en saisissant brusquement la corde qui entourait le cou de l’épagneul.

— Voulez-vous me rendre mon chien ? dit à son tour le juif, qu’avait un instant déconcerté cette brusque agression.

— Ton chien ! reprit Prosper courroucé ; dis le chien que tu m’as volé.

— Voleur toi-même ! beugla le marchand de chiens en s’avançant d’un air furieux.

Dans l’état démocratique de nos mœurs, l’homme de la meilleure compagnie peut se trouver exposé au contact d’un rustre et se voir contraint, comme le fut à Londres le maréchal de Saxe, d’user pour sa défense d’armes dont l’emploi semble interdit par le code du point d’honneur. Sans posséder la vigueur herculéenne du maréchal, Prosper était nerveux, alerte, déterminé, et il méprisait trop l’étiquette pour que la crainte de compromettre sa dignité le fît reculer devant un danger qui se présentait sous un aspect trivial. Au lieu de chercher à éviter la lutte dont il se voyait menacé, il mit dans la main de Dornier la corde qui attachait Justinien.

— Gardez mon chien, lui dit-il, pendant que je vais donner une leçon à ce drôle.

En même temps, et sans aucun de ces tâtonnemens préliminaires où se complaisent les amateurs du pugilat parisien, l’étudiant d’un bond sauta sur le juif. Il lui appliqua simultanément un vigoureux coup de poing sur l’oreille gauche et un coup de pied non moins énergique sur le jarret droit. Frappé, ou, pour mieux dire, fauché à la fois en sens contraire, au sommet et à la base, l’industriel perdit l’équilibre et tomba sur le trottoir.