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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/321

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JOSEPH DE MAISTRE.

ses écrits, le magistrat gentilhomme, l’héritier et le représentant du droit patricien et fécial, comme dit Ballanche.

Tout enfant, il eut une impression très vive et qui ne s’effaça jamais : c’était l’époque où l’on supprimait en France l’ordre des jésuites (1764) ; cet évènement faisait grand bruit, et l’enfant, qui en avait entendu parler tout autour de lui, sautait pendant sa récréation en criant : On a chassé les jésuites ! Sa mère l’entendit et l’arrêta : « Ne parlez jamais ainsi, lui dit-elle ; vous comprendrez un jour que c’est un des plus grands malheurs pour la religion. » Cette parole et le ton dont elle fut prononcée lui restèrent toujours présens ; il était de ces jeunes ames où tout se grave.

Les conseils des jésuites de Chambéry, amis de sa famille et très consultés par elle, entrèrent aussi pour beaucoup dans son instruction ; la reconnaissance se mêla naturellement chez lui à ce que par la suite, en écrivant d’eux, la doctrine lui suggéra.

Quoique élevé sous une tutelle particulière et domestique, il paraît avoir suivi en même temps les cours du collége de Chambéry ; un jour, en effet, me raconte-t-on[1], un écolier l’ayant défié sur sa mémoire, qu’il avait extraordinaire, il releva le gant et tint le pari : il s’agissait de réciter tout un livre de l’Énéide, le lendemain, en présence du collége assemblé. M. de Maistre ne fit pas une faute et l’emporta. En 1818, un vieil ecclésiastique rappelait au comte Joseph cet exploit de collége : « Eh bien ! curé, lui répondit-il, croiriez-vous que je serais homme à vous réciter sur l’heure ce même livre de l’Énéide aussi couramment qu’alors ? » Telle était la force d’empreinte de sa mémoire ; rien de ce qu’il y avait déposé et classé ne s’effaçait plus. Il avait coutume de comparer son cerveau à un vaste casier à tiroirs numérotés qu’il tirait selon le cours de la conversation, pour y puiser les souvenirs d’histoire, de poésie, de philologie et de sciences, qui s’y trouvaient en réserve. Cette puissance, cette capacité de mémoire, quand elle ne fait pas obstruction et qu’elle obéit simplement à la volonté, est le propre de toutes les fortes têtes, de tous les grands esprits.

Et pour suivre l’image : plus le casier est plein, plus les tiroirs nombreux, séparés par de minces et impénétrables cloisons, prêts à

  1. Je ne crois pas commettre une indiscrétion et je remplis un devoir rigoureux de reconnaissance en déclarant que je dois infiniment, pour toute cette première partie de mon travail, à M. le comte Eugène de Costa, compatriote de M. de Maistre ; mais je crois sentir encore plus qu’envers d’aussi délicates natures la seule manière de reconnaître ce qu’on leur doit est d’en bien user.